

Camille Laurens : La liberté d’aimer
Jusqu’à cet automne, l’auteure française et prof de lettres Camille Laurens parcourait son petit bonhomme de chemin dans l’écriture. Six livres depuis 1991. Et puis, cette année, boum: un succès populaire, propulsé sur la liste des best-sellers
Marie Labrecque
Jusqu’à cet automne, l’auteure française et prof de lettres Camille Laurens parcourait son petit bonhomme de chemin dans l’écriture. Six livres depuis 1991. Et puis, cette année, boum: un succès populaire, propulsé sur la liste des best-sellers, et les honneurs du prix Femina en extra. Une bonne fortune qui n’est peut-être pas totalement étrangère au sujet de Dans ces bras-là : son amour passionné des hommes, pour le meilleur et pour le pire.
Dans ce beau roman très maîtrisé, l’auteure traque cet obscur objet du désir: le mâle. Dans ces bras-là origine d’un constat personnel. "En regardant ma vie, j’ai vu que depuis ma toute petite enfance, j’avais été à la fois construite et parfois démolie par mon rapport avec les hommes, explique Camille Laurens, de passage à Montréal à l’occasion du Salon du livre. Je me définissais surtout par rapport à des hommes. J’ai laissé de côté les femmes puisque le projet romanesque était de parler de la relation d’une femme avec des hommes. Je pense que dans la différence sexuelle, c’est l’homme qui fait exister la femme, et réciproquement. Moi, je m’élève un peu contre une tendance à vouloir tout uniformiser, à faire comme s’il n’y avait pas de différences. Pour moi, il y en a une. Donc, c’est une réflexion sur l’altérité. Certains aiment les voyages géographiques; ma terre étrangère à moi, c’est l’homme. Voilà, c’est un récit de voyages, si vous voulez (rires)."
La protagoniste de son roman tente donc de percer le mystère de cette terra incognita qu’est l’autre. "C’est un secret dont je sais qu’il ne sera jamais complètement levé. De toute façon, si le mystère était résolu, il n’y aurait plus de désir, plus d’élan. Et le désir, c’est ce qui maintient en vie. Pour moi, c’est ça la vie. Mais le but, c’est de se rapprocher un peu de cet horizon qui, en fin de compte, recule toujours un peu. C’est ce geste d’aller vers l’autre pour essayer de le découvrir, d’atteindre son secret, ce que c’est qu’un homme."
À travers cette quête impossible d’une sorte d’"éternel masculin" – sur laquelle plane une "distance un peu ironique" -, elle dessine l’homme dans toutes ses déclinaisons, des liens fondateurs (père, grand-père) aux relations amoureuses (premier amour, prof, mari, amant, inconnu…). Les courts chapitres se succèdent, chacun consacré à un personnage habituellement désigné par son statut. D’où une forme de généralisation dans cet inventaire masculin, qui joue volontiers sur les archétypes afin de dépasser les clichés d’usage. "Mon type d’homme, c’est Zeus – j’ai un faible pour les dieux", dira la protagoniste, pour résumer son attirance pour les mecs à la large carrure…
Je est un autre
Dès la première ligne, l’héroïne de Dans ces bras-là tombe amoureuse. Pour séduire l’élu de son coeur, un psychanalyste, elle devient sa patiente. Le roman alternera ainsi entre les séances chez le psy, écrites au "je", et les chapitres du roman que l’héroïne écrit, raconté à la troisième personne: un livre sur les hommes en général, et quelques hommes en particulier; un "livre sur tous les hommes d’une femme, du premier au dernier".
L’écrivain aime bien brouiller les pistes. D’où cette mise en abyme, où la narratrice porte le nom de Camille Laurens… signature qui n’est elle-même que le pseudonyme de l’auteure, pris pour les besoins de son premier roman, Index! Camille Laurens est donc une construction de son univers romanesque…
N’empêche que l’auteure partage plusieurs traits biographiques avec son personnage. "Mais il y a aussi des choses qui ne sont pas vraies. Je ne voulais pas que les lecteurs puissent repérer ce qui était vrai et ce qui était faux. Je n’ai pas envie d’être saisie, enfermée dans un cadre. Je veux garder ma liberté. Du moment où je choisis ce que je vais dire, pas dire, où je construis des phrases, c’est une architecture, et donc ce n’est plus moi. J’utilise ma vie, je me sers de mon expérience. Mais pour écrire, où prend-on les émotions, sinon en soi? Je serais incapable d’écrire un roman où je ne serais pas. Un roman dans lequel l’auteur n’est pas, d’une façon ou d’une autre, c’est un mauvais livre. La littérature, c’est l’expression de soi."
En révélant son propre amour des hommes, sa dépendance, Camille Laurens a découvert qu’elle n’était pas la seule de son espèce. "Beaucoup de lectrices me disent que j’ai écrit quelque chose qu’elles ne pouvaient pas dire, mais qu’elles pensaient. Que ça a débloqué quelque chose. Moi, quand j’ai eu fini d’écrire le livre, je me suis dit: ça va être affreux. C’est comme si je m’étais mise nue, et que tout le monde allait me montrer du doigt: "Mais qu’est-ce qu’elle fait là? On n’en a rien à faire de son strip-tease." J’ai eu des moments d’angoisse très forts. Puis, c’est passé."
Car c’est tout de même un aveu pas banal, après 30 ans de féminisme. "C’est aussi une forme d’aliénation pour moi, que de ne pas pouvoir exister sans ce regard, sans cette relation aux hommes. Je le constate, et je ne pense pas que la solution soit de lutter contre, mais d’intégrer ça, dans les deux sens. Je pense que les hommes, aussi, ont besoin des femmes. Ça ne m’intéresse pas qu’il y ait une guerre dans la sphère intime, parce que chacun y est déjà vaincu – par son désir, par celui de l’autre. On doit trouver un équilibre, une complémentarité. Que tout le monde baisse un peu les armes, quoi, et dise: on a le désir de l’autre."
Camille Laurens n’est par ailleurs pas prête à qualifier son livre de non féministe. D’abord parce qu’il repose sur une réciprocité, une égalité de traitement, portant un regard aigu sur la gent masculine, de la façon dont les auteurs mâles l’ont toujours fait sur les femmes. "Je crois que de toute façon, l’écriture est une prise de pouvoir. Marguerite Duras a dit que les hommes supportent assez mal les femmes qui écrivent. Parce qu’en termes psychanalytiques, on pourrait dire que la plume, c’est le phallus, le pouvoir. Et ça, tout le monde ne l’accepte pas."
Magnifiquement écrit, Dans ces bras-là éclaire aussi le lien entre le désir et les mots. "Le rapport à l’écriture et aux hommes est le même, en ce sens où quand on écrit, on cherche à saisir un sens qui nous échappe toujours un peu. Mais ce qui est beau, c’est ce geste vers les mots qu’est l’écriture. C’est un geste de désir pour la langue, pour le sens. On écrit pour percer le mystère de la langue. Pour moi, c’est la même quête: approcher un mystère."
D’où, peut-être, cette précision très dépouillée, "au scalpel", de son écriture. Formée à l’école concise des maximes de La Rochefoucauld, Camille Laurens aime pointer l’essentiel en très peu de mots. Refusant le pathos, elle imprime à l’écriture une fermeté plutôt… masculine. "Je veux qu’il y ait de l’émotion, mais jamais dans l’exhibition du sentiment. Je veux que ça tienne debout. Je veux maîtriser ma vie, et ça passe par une maîtrise de l’écriture. Ça me donne une forme à moi aussi, ça m’aide à me tenir."
Et ça libère en partie, comme elle l’a découvert en rédigeant Dans ces bras-là . "J’ai eu un sentiment de liberté incroyable, que je ne peux avoir nulle part ailleurs. Juste le geste d’écrire sur mon rapport aux hommes, de le dire, ça desserre l’étau. Parce qu’il y a une souffrance aussi du désir, on s’abîme dans l’autre. Et l’écriture permet d’exister même sans l’autre, d’assumer une certaine solitude. Puisqu’on tend vers l’autre, mais qu’on ne le rattrape jamais. Et l’écriture permet d’accepter ça. On en souffre moins."
Dans ces bras-là
de Camille Laurens
Éd. P.O.L., 2000, 302 p.