Cher premier amour / Le Pied de mon père : La vie à l'envers
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Cher premier amour / Le Pied de mon père : La vie à l’envers

La romancière et cinéaste Zoé Valdès n’aura sûrement pas assez d’une vie pour régler ses comptes avec la terre qui l’a vue naître (elle dirait "mourir"): Cuba.

La romancière et cinéaste Zoé Valdès n’aura sûrement pas assez d’une vie pour régler ses comptes avec la terre qui l’a vue naître (elle dirait "mourir"): Cuba. Ce pays peuplé non pas "d’êtres humains mais d’êtres cubains", où "les gens ont oublié le sens du mot eau et, quand ils ont soif, ils avalent leur salive". La romancière, aujourd’hui âgée de 41 ans, n’était pas plus tendre en 1995 lorsque parut Le Néant quotidien: roman qui lui valut l’invitation ferme de ne pas retourner à Cuba. Elle n’y est pas retournée.

De Paris où elle vit maintenant, Zoé Valdès nous donne cette année deux nouveaux titres, valsant entre l’autobiographie et la fiction, qui viennent enrichir à l’encyclopédie des déboires d’une Cubaine mal-aimée, pauvre et insoumise à La Havane. Deux titres qui nous plongent à nouveau dans l’horreur d’une existence soumise à la révolution, et où la famine et la saleté tiennent le haut du pavé. Deux histoires extrêmement lourdes, parce qu’elles mettent en scène, en plus des violences politiques, d’ignominieuses violences des coeurs. Deux romans-repoussoirs, où il est souvent question de pisse, de merde, de vomi, de souillures de toutes sortes. Deux histoires servies, heureusement, avec un incontestable talent de romancière.

Roman de cinéaste, Cher premier amour est narré de singulière façon, tantôt par un arbre, tantôt par un animal, tantôt par le temps, transportant le lecteur d’un point de vue étrange à l’autre. L’auteure y met en scène des personnages que l’on voit avant même qu’ils soient décrits. C’est que leurs noms sont évocateurs: Danaé Lippe de Canard, Irma l’Albinos, Andy Nid-de-Poule, Alicia Langage, etc. Ils sont un groupe d’adolescents envoyés à la campagne par l’État sous prétexte d’élargir leurs horizons. Mais la réalité est tout autre, évidemment, et les enfants sont traités comme des bêtes: le cheap labor des camarades agricoles. Un de ces enfants, Danaé Lippe de Canard, a particulièrement soif de liberté et de passion. Elle trouvera vecteur à ses désirs en la personne de Terre Fortune Monde, une fille affublée de six doigts à chaque main et chaque pied et de quatre seins, et qui est confinée, comme le reste de sa famille (tous difformes), à vivre au milieu de la forêt. Des décennies plus tard, alors que Danaé sera rentrée dans le rang, mariée, mère de deux adolescentes, engoncée dans une vie de sacrifices et d’indifférence, elle tentera de retrouver Terre Fortune Monde, la passion, la liberté, son premier amour. Dès lors, Zoé Valdès fera l’accablante démonstration que la recherche du bonheur est parfois passible des pires sévices.

Éloge de la fuite
Moins onirique que Cher premier amour, mais plus bouleversant encore, Le Pied de mon père se compose de deux parties nettement différentes. La première nous raconte l’histoire d’une petite fille, Alma Desamparada, qui, telle Zoé Valdès enfant, vit avec sa mère et sa grand-mère dans un quartier pauvre de La Havane. Les visions de l’inconcevable abondent ici, alors que la petite, pour survivre, mange le vomi que laissent les chiens sur le trottoir, et qu’elle subit les attaques répétitives de sa mère, qui ira jusqu’à poignarder son enfant. Survivant à des années de mauvais traitements et d’humiliations de toutes sortes, Alma Desamparada conserve néanmoins toujours le rêve de retrouver son père, dont elle ne sait rien sinon qu’elle a les mêmes pieds que lui. Dans la seconde partie, Alma s’adresse à son père. Elle est devenue quelqu’un qui écrit, par nécessité, pour ne pas mourir, pour se réinventer une vie qui tait la réalité en même temps qu’elle la révèle. C’est une adulte qui parle, une femme qui devra combattre jusqu’à son dernier souffle le désespoir légué par une mère qui la détestait, par un père qui l’ignorait, par un système politique corrompu, par un mari qui la laisserait veuve et enceinte à 24 ans. Il faut lire Le Pied de mon père ne serait-ce que pour la vision d’Alma Desamparada, enceinte de huit mois, qui embarque dans une chaloupe, plus énergique qu’un athlète au faîte de sa forme, dans l’espoir de rejoindre la côte américaine.

Deux choses sont claires après avoir lu Zoé Valdès: non seulement ne peut-on plus s’imaginer savourant le sable, le rhum et l’eau de Cuba avec insouciance. Mais on se souvient qu’il y a des romanciers qui n’écrivent pas pour rien.

Cher premier amour
Traduit de l’espagnol par Liliane Hasson
Éd. Actes Sud/Leméac (coll. "Lettres latino-américaines"), 2000, 332 p.
Le Pied de mon père
Traduit de l’espagnol par Carmen Val Julian
Éd. Gallimard (coll. "Haute Enfance"), 2000, 202 p.