Pierre Morency : Vivre de sa plume
Livres

Pierre Morency : Vivre de sa plume

Poète, dramaturge, homme de radio, PIERRE MORENCY anime la vie littéraire québécoise depuis plus de 30 ans. Amoureux de la nature, il a éveillé notre oeil américain grâce à ses émissions radiophoniques et ses très belles Histoires naturelles du Nouveau Monde. Tête à tête avec un poète-héron qui vient de recevoir le prix Athanase-David pour l’ensemble de son  oeuvre.

Nous avons donné rendez-vous à Pierre Morency au Musée de l’Amérique française, question de le photographier en compagnie de ces oiseaux qui lui sont chers. Arrivant quelques minutes après nous, il s’est présenté avec un large sourire.

Grand, élancé, la mèche grisonnante, le poète natif de Lauzon a fière allure. Il se déplace dans la réserve du Musée abritant les vertébrés et observe les oiseaux un à un, s’adonnant à un ludique test de connaissance, nommant d’abord les oiseaux, pour ensuite vérifier ses réponses en jetant un oeil aux étiquettes qui les identifient. D’un rire, il salue la corneille. Elle occupe une place toute particulière pour lui. Puis il s’attarde au plumage des différentes espèces et fait noter comment, même s’ils sont empaillés avec soin, les oiseaux perdent l’essentiel de leur charme, la couleur étincelante de leur plumage ayant disparu avec leur vie.

Nous quittons le Musée au milieu de l’après-midi en empruntant les remparts. Nous discutons de ce Vieux-Québec qu’il se plaît à décrire dans Le Regard infini. Alors que nous passons devant la cour arrière du Séminaire, il pointe vers la droite: "C’est l’un des beaux lieux que je décris dans le livre. Peu de gens le connaissent." Là où jadis régnaient les jardins du Séminaire, devenus stationnement, gît paresseusement une espèce de belvédère où se trémousse un lilas. Le temps des lilas est bien sûr terminé, mais à regarder Pierre Morency, il semble que l’on puisse encore humer son parfum. Ce regard suspendu ne ment pas, le poète a l’oeil américain: il voit ce que d’autres regardent, écoute ce que d’autres entendent, sent ce que d’autres respirent.

Le poète-conteur
Quand on lui a remis le prix Athanase-David, Pierre Morency s’est interrogé. Interrogé sur son cheminement, sur la cohérence de son oeuvre et sur son évolution. Sur ses débuts aussi, tentant de voir d’où il tenait sa plume, d’où lui venait ce don de faire vivre les images et ce don de devenir, quand il récite ses oeuvres, "le poème lui-même", comme disait Marie Laberge. "Au départ, j’ai été influencé par la parole de mes grands-parents. C’étaient de bons conteurs, ils avaient un langage extraordinairement imagé, explique le poète. Mon père avait également le souci du mot juste. C’était un creuseur de puits itinérant. Il nous racontait ce qui lui arrivait de façon fascinante, faisait voir des scènes et des personnages comme si nous y étions." Morency a donc perpétué la tradition familiale à sa façon, devenant un conteur unique en son genre, un poète-conteur, un conteur-poète.

Le poète prend son envol en 1967 avec le recueil Poèmes de la froide merveille de vivre, qui lui vaut le prix du Maurier. Poèmes de la vie déliée, autre recueil bien reçu, lui succède l’année suivante. Ces deux premières publications portent le germe du tout Morency. Ils témoignent avec éloquence de son intérêt pour la versification libre et la prose poétique, de son héritage de la tradition orale à travers son souci d’une prosodie efficace et la présence de dialogues occasionnels, ainsi que de son intérêt pour la faune et la flore, qui s’y dessine en filigrane. Ces recueils sont aussi l’amorce d’une longue réflexion sur la création et le métier d’écrivain, réflexion qui le fascinera tout au long de sa carrière: "C’est dans ma poitrine que j’écris/Perdu coulant dans mon propre sang/Entre des vases de fleurs et des visages de femmes/Je sors très peu/Je passe mes journées en dedans de mes côtes/Et quand je voyage je descends dans mon ventre/Au plus profond des voix/Rejoindre la nageuse de lumière/Qui s’étend dans les puits".

Entre deux publications, Morency écrit pour la radio et pour le théâtre, participe à la naissance de diverses revues comme Estuaire et prend un malin plaisir à réciter sa poésie devant public. Il est de la célèbre Nuit de la poésie et anime les soirées du Chantauteuil au début des années 70. "J’ai toujours aimé lire mes textes en public, confie-t-il. Pour moi, la poésie a une valeur orale; ne dit-on pas que le poème passe par la bouche? D’ailleurs, quand j’écris mes poèmes, je me les récite toujours."

L’oeil morencien
L’intérêt de Morency pour la communication orale se manifeste bientôt du côté radiophonique. Invité à faire une chronique pour La Bande sonoret, en 1972, le poète s’intéresse aux oiseaux et consacre sa première chronique à la corneille. C’est le coup de foudre. Auditeurs, collaborateurs à l’émission ainsi que Morency lui-même voient la magie s’opérer. Le poète s’avère un remarquable vulgarisateur de la faune et de la flore, traduisant avec une efficacité redoutable la vie des forêts grâce à son langage unique et à la passion qui l’anime.

À partir de 1976, il a ses propres émissions et partage son intérêt pour la nature, et tout particulièrement pour les oiseaux, à travers le réseau de la radio d’État. "J’aime ça être devant un micro, explique-t-il. Je m’y sens presque aussi bien que chez moi, devant mes cahiers, à écrire." En fait, durant la dizaine d’années que durera son aventure radiophonique, Morency en vient à ne plus pouvoir discerner l’un de l’autre, travaillant comme un forcené, multipliant les expéditions, les observations, la documentation, négligeant les publications et sa santé. "Les gens me disaient: "C’est fini, la poésie?" Je leur disais que non. J’avais vraiment l’impression que mes émissions à la radio étaient de la publication, qu’au lieu de publier dans un livre, je publiais sur des ondes radiophoniques, ce qui n’était pas une très bonne conception, je crois."

Morency ressent un manque. Sa fascination pour la nature réclame publication. Le poète a même des idées de grandeur: son père, qui avait toujours regretté son manque de scolarité, rêvait d’écrire un grand livre qui serait la somme de toutes ses expériences; Morency veut à son tour écrire le sien, peut-être celui que le paternel n’a pu écrire. "Je voulais écrire un livre dans lequel j’exprimerais mon rapport aux êtres vivants, explique-t-il. Je voyais ça comme une espèce de triptyque: une partie où je traiterais des plantes et de la terre, une partie centrale avec l’oiseau, et l’autre où l’humain commencerait à apparaître avec une partie un peu autobiographique."

Naissent ainsi les Histoires naturelles du Nouveau Monde où le poète renoue avec sa prose riche, où le "je" est omniprésent, où il s’applique à décrire l’univers qui l’entoure, à le faire naître de sa plume pour mieux se l’approprier, peut-être pour mieux se dépeindre lui-même. La feuille de cahier devient océan, le livre s’envole, les arbres parlent et le héron devient poète: "Il attend. Il est fait pour attendre. Son être tout entier – une maigreur de muscles sous une enveloppe de plumes lâches – est constitué pour cette formidable tension. Puis, le moment venu, d’une détente fulgurante du corps, il fond sur le premier mot chargé de vie."

"Un peu comme Flaubert qui disait: "Mme Bovary, c’est moi", je me disais que L’Oil américain, c’est moi, c’est ma passion, explique Morency. Pourquoi est-ce que j’ai parlé de l’épinette, du cèdre et des oiseaux chanteurs? Parce que c’est moi, ce sont des aspects de moi. J’ai un côté arbre, j’ai un côté oiseau, j’ai un côté plante."

Trom ou le quatrième mousquetaire
Lorsqu’elle vivait à Québec, non loin de chez Pierre Morency, Gabrielle Roy disait souvent au poète: "Vous allez l’écrire, Pierre, votre grand livre sur les oiseaux. Je le sais!". Le triptyque maintenant publié, Morency a-t-il achevé son grand oeuvre? Il ne sait trop, rigolant qu’après tout, les trois mousquetaires étaient quatre: "J’aurais envie de compléter par un autre livre dont l’élément central serait le feu. L’Oil américain, c’est la terre, Lumière des oiseaux, c’est l’air, La Vie entière, c’est l’eau. Il me resterait le feu. Ce n’est pas facile, mais je commence à le sentir. Le feu, c’est la création, c’est la chimie, c’est l’amour…" Mais il y a plus qu’un quatrième volume qui mijote dans le cortex de l’écrivain…

Depuis ses débuts, Morency, comme tout bon écrivain, s’efforce d’écouter sa voix intérieure, ce qu’André Breton avait baptisé le "murmure". Cette voix a donné naissance à un personnage, Trom, un individu énigmatique, sans prétention, qui respire la sagesse: "On me demande parfois, dit Trom, quelle est mon occupation. Je réponds: la vie. Profession? Arbre. Je tente de produire quelques fruits chaque année. […] Mon métier? Essayer de rester frais."

Trom a fait sa première apparition dans Les paroles qui marchent dans la nuit, en 1994. Laissant sa voix intérieure dicter sa plume, Pierre Morency a été surpris de ce qu’il a trouvé sur le papier: "Je ne me connaissais pas cette propension à la sagesse, ces réflexions sur l’existence, confie-t-il. La voix qui est en moi est une voix un peu philosophe en même temps que poétique et ce personnage, dont le nom m’avait fasciné car c’est l’anagramme de mort, c’est mon moi vivant, ce qui vit en moi…"

Pierre Morency ne sait pas encore ce qu’il adviendra de Trom. Peut-être prendra-t-il place dans un quatrième tome des Histoires naturelles, peut-être aura-t-il droit à son propre volume. "On commence par rêver les livres, dit-il avec la sagesse de son double poétique. Il y a toujours un décalage entre le livre rêvé et celui que l’on réussit à faire. Il faut commencer par le voir grand, immense et le plus haut possible!"