Stephens Francis, Harry Dugmore et Rico Schacherl : Madame vient de Mars et Ève de Vénus
Stephens Francis et Harry Dugmore travaillaient comme scénaristes de sitcoms pour la télé et le théâtre lorsqu’ils firent la connaissance du dessinateur Rico Schacherl dans les milieux antiapartheid du début des années 90
Stephens Francis
et Harry Dugmore travaillaient comme scénaristes de sitcoms pour la télé et le théâtre lorsqu’ils firent la connaissance du dessinateur Rico Schacherl dans les milieux antiapartheid du début des années 90. Il fallait alors être pourvu d’une sacrée audace pour aborder, dans une bande dessinée paraissant en Afrique du Sud, les relations entre Blancs et Noirs. C’est pourtant le défi qu’entreprit de relever le nouveau trio avec la série humoristique Madame et Ève, qui connut un succès immédiat dans ce pays, suivi d’une rapide diffusion à l’étranger.
Mettant en scène une bourgeoise blanche et sa domestique noire, les courtes histoires de Madame et Ève, au dessin humoristique rudimentaire, offrent une savante combinaison de la satire sociale et du nonsense britannique. Dans les premières pages du sixième album, Madame (Gwen) et sa bonne (Ève) tentent de mieux se comprendre grâce à la lecture d’un best-seller consacré aux relations entre patronnes et employées de maison. La première y apprendra à faire des compliments (malheureusement pas toujours justifiés); la seconde, à utiliser poliment la négation (c’est ainsi que, quand on lui demande si elle a fait la vaisselle, Ève répond désormais: "Non, mais je vous remercie de m’avoir posé la question.").
L’absence d’hypocrisie est la force de cette oeuvre qui aborde ouvertement, voire naïvement (faut-il y croire?), les questions les plus délicates, les stéréotypes et les préjugés propres à chaque groupe, plutôt que de les censurer. Gwen, sans être ouvertement raciste, s’intéresse peu à la culture de l’autre, ne fréquente que des femmes de sa classe et vit dans une maison pourvue de tout le dispositif de sécurité des riches Blancs (des murs de protection entourant le jardin aux caméras de surveillance, illustrés dans l’album). Quant à Ève, elle vole le café et le sucre de sa patronne et est d’une paresse exemplaire, allant jusqu’à feindre l’amnésie pour ne pas travailler. Si un monde sépare les deux femmes, elles ne répugnent cependant pas à s’asseoir sur le même sofa pour suivre à la télévision les plus récents potins relatifs à la vie amoureuse du président Mandela.
L’ingénuité affichée des auteurs leur permet même de se moquer de la "discrimination positive" institutionnalisée. Dans l’une des rares histoires mettant en vedette des personnages masculins, Éric, le fils de Gwen, rencontre sur les lieux de son nouveau travail comme "stagiaire assistant de marketing" un camarade de promotion, noir, embauché par la même compagnie comme… vice-président principal. Si le premier est jaloux de la chance du second, celui-ci se rendra vite compte qu’il a été engagé "pour la galerie" et qu’il n’est chargé d’aucune responsabilité réelle. C’est alors que les deux amis se ligueront pour profiter d’un système absurde. Ces trois planches, à elles seules, valent le détour. Trad. par Marc de Hutten, Vents d’Ouest, coll. "Le Zèbre", 2000, 64 p.