Un petit bleu bourgogne : La couleur du temps
Livres

Un petit bleu bourgogne : La couleur du temps

Le premier roman du journaliste, D. J., musicien et désormais auteur SYLVAIN HOUDE, Un petit bleu bourgogne, a provoqué les passions. Nous avons demandé à deux écrivains de se prononcer: l’une aime, l’autre pas.

Pour

Mélika Abdelmoumen

Quelque chose est en train de se passer dans une certaine "littérature québécoise contemporaine". Quelque chose qui est loin de faire l’unanimité, dont certains hésitent même à reconnaître l’existence, mais qui n’en étend pas moins ses tentacules…

Avec Un petit bleu bourgogne, Sylvain Houde entre avec fracas dans ce qu’on pourrait baptiser le bal des "nouveaux décadents" – référence, on l’aura compris, à nos prédécesseurs français de la fin du XIXe siècle. Mais cette fois, la "décadence" ne prend pas la forme d’une réaction voyante et extravertie par toute une génération contre la "crise d’âme" qui l’agite. Que non. Il s’agit plutôt d’un grand, d’un impitoyable et parfois rieur "plein le cul!" lancé à la face du solitaire et désespérant repli sur soi que provoque la vacuité toute clinquante, tout extérieure, toute visuelle de ce tournant de siècle-ci… Et Sylvain Houde, pour nous la pointer du doigt, ne passe pas par quatre chemins, mais bien par cinq.

Ces romans brefs, on les traverse un peu comme un rite initiatique, rires, larmes, identification et désespoir cynique inclus. Les épreuves consistent à (re)prendre conscience de notre propre aliénation, de notre désespoir devant l’impossibilité apparente de tout amour (cette "maladie qu’on n’attrape qu’une fois", ce "sida du coeur"), mais peut-être surtout de notre désir pressant d’en finir avec les dialogues de sourds et d’enfin aller à la rencontre de l’autre… Il faut relire, une fois le choc initial passé, pour comprendre comment Houde, à travers ces textes à la fois si dissemblables et pleins de recoupements, réussit à nous secouer si violemment et simultanément de rire ( jaune, franc, bergsonien (L’Odyssée de l’Extase) (, de peur, d’horreur (Caxton), de désespoir (Petite Histoire du Malin, J’aimerai jamais mieux que tu t’en ailles…) et de reconnaissance… On a envie de le remercier de cette lecture qui ressemble presque à un dialogue entre humains de l’an 2000, ce qui, il me semble, est déjà un petit miracle en soi…

Le tout dans un style qui a l’air de refuser toute prétention atemporelle, tout souci de se rendre "intelligible pour la postérité". On dirait plutôt que l’auteur, à l’instar des autres nouveaux décadents, cherche à palper l’ici et le maintenant, dans une langue qui les cerne, les piège, les pointe du doigt sans pitié aucune. Il s’agit bien de nommer le monde, son monde, et donc le nôtre. N’est-ce pas précisément cela que la littérature se devrait d’être? On se casse la tête à étudier chez les Anciens le reflet d’une époque, alors pourquoi n’aurait-on pas le droit, tant qu’à penser à la postérité, d’attendre la même chose de nos contemporains et de nous-mêmes? Pourquoi ne pas réinventer la langue pour qu’elle palpe avec précision le présent?

Sceptique? Alors faites la chose suivante: lisez (entre autres et dans le désordre) un Moutier, Trépanés de Patrick Brisebois, Moi non plus de Grégory Lemay, Borderline de Marie-Sissi Labrèche. À défaut d’entrer en "transe identificatoire", vous vous verrez forcé d’admettre qu’on est très loin des balbutiements approximatifs de jeune romancier, et peut-être très près de pouvoir parler d’un nouveau mouvement littéraire… Mais surtout, surtout, n’oubliez pas de vous garder, en guise de cerise sur ce sundae de littérature implacable et jouissive, Un petit bleu bourgogne de Sylvain Houde.

Contre

Louis Hamelin
Sylvain Houde n’a pas pris de risque. Le truc est vieux comme le monde: prendre un peu d’avance sur la critique, dans l’espoir de la désamorcer. Ainsi, dans une postface signée par l’auteur, et qui est la version abrégée et remaniée du communiqué de presse, ou vice versa, Houde prétend répondre à la question: "Qu’est-ce que le roman bref?" Rien de moins qu’un nouveau genre littéraire, qui nous arriverait caparaçonné de sa grande modestie. "… ce ne sont que des miettes, de la petite bière", une "commodité formelle, qui vibre au rythme endiablé de la vie moderne…". Plus loin, quand même lucide: "… de la poudre aux yeux, un geste stratégique, du pur marketing". Allons, allons… Pourquoi s’énerver comme ça? Combien de pages, le Candide de Voltaire? Conte ou roman? Nouvelle, récit, "novella": les auteurs vont continuer d’écrire les textes qu’ils savent devoir écrire, sans se laisser troubler par une supposée "théorie de la rationalisation des ressources".

Le "roman bref" qui ouvre ce quinquette est une sorte de polar underground gore inspiré des démêlés judiciaires que connurent les Foufounes électriques. Sylvain Houde y explore un aspect imprévu de la grande scène nocturne montréalaise: la vie homosexuelle refoulée de nos policiers. On ne souhaite jamais de mal à un auteur, mais après avoir lu un seul paragraphe, on se prend à imaginer, pour celui-ci, le fantasme sadomasochiste suivant: une directrice littéraire parisienne aux allures de bouledogue bisexuel qui sabre son texte à coups de stylo rouge tout en grondant d’une voix de baryton fêlé: "Trop d’adverbes!!" De fait, ils nous tombent dessus dès le début: "brutalement forte", "excessivement bien rodée". Tout le contraire de l’écriture, en fait.

Les recettes existent pour être contournées, et Houde appartient à une génération d’auteurs qui brandit son inculture littéraire à la télé comme une sorte de trophée. On ne peut pourtant s’empêcher de penser qu’il devrait au moins connaître la fameuse maxime des lettres américaines: "show, don’t tell", ce qui lui épargnerait le ridicule d’essayer de nous expliquer ce que sont un road manager et un busboy. Le lecteur est un grand garçon, la lectrice, une grande fille; et j’aurais préféré que Houde mette autant de soin à décrire la manière dont s’y prend une de ses héroïnes pour traîner, sans aide, un quai flottant jusque dans la chambre d’un chalet! Voilà sans doute pourquoi l’auteur-éditeur parlait d’"irrationnel" en quatrième de couverture…

Ce mystère underground comporte bien quelques scènes de tendresse sexuelle, mais il faut aimer les bobettes de flic décorées de traces de brake (le personnage-pivot, Promo, connaît son premier orgasme en se crinquant avec les Mister Brief de son père sur la tête!). Je manque peut-être d’imagination, mais je n’ai vu qu’un seul fantôme rôder dans ces Foufounes revues et corrigées par la fiction: celui de Michel Dumas, l’ex-sympathique petit pape de la littérature-marketing.

Le second "brief", Caxton, offre la matière d’une ample étude sur le pléonasme. On y rencontre "l’esprit du fantôme" (plus immatériel que ça, tu deviens aura), un "vide qui transperce l’orifice", un "flash d’une fraction de seconde", "des commandes qui contrôlent", sûrement après avoir "volontairement voulu", sans compter deux purs chefs-d’oeuvre: "l’odorat du nez", et "insignifiantes, dans le sens "qui n’ont aucune signification"". Ah ben. Mais rien d’autre ne tient debout dans Caxton. Vous voulez savoir ce qui se passe dans la tête d’un gars qui agonise, ligoté sur un matelas pendant que la femme aimée, armée de divers instruments de jardin, lui arrache les yeux, l’éventre, et lui mutile la queue? O.K. "Il voudrait se confirmer à lui-même qu’il a fait son temps."

Le troisième "brief" se résume aisément à un procédé: rédiger un texte normal, puis isoler chaque ligne en la faisant précéder d’un chiffre. Ça en donne 666 (oui oui), pour une confession intime qui n’est d’ailleurs pas sans intérêt. Le texte éponyme, lui, semble porteur d’une lueur d’espoir: enfin des voix vivantes à l’oeuvre! On s’y laisse prendre… Un éditeur patient et compétent aurait pu, ici, se révéler de quelque utilité.

Le "short" de la fin se présente sous la forme d’une lettre d’amour insupportablement gnangnan à l’adresse de l’amant enfui (après avoir saccagé l’appartement et, bien sûr, dérobé les bermudas jaunes rapportés de Paris). Refermant le livre, on est tenté de ressortir l’expression-fétiche que nous inflige l’auteur pendant les 80 premières pages: "On devine aisément la suite." Ben oui. Alors pourquoi l’écrire?

Un petit bleu bourgogne
Éd. de l’Effet pourpre, 2000, 219 p.