La Chasse galerie : État d’ivresse
Voici une bande dessinée originale: La Chasse galerie vue à travers les yeux de Vincent Vanoli. Après avoir illustré le Décaméron de Boccace, le bédéiste français s’est attaqué à une autre oeuvre géante, québécoise celle-là.
Qui n’a jamais entendu parler de cette légende de bûcherons survolant la forêt à bord d’un canot d’écorce, après l’invocation appropriée à Satan, pour aller retrouver leurs blondes la veille du jour de l’An? La Chasse galerie, du nom de cette activité d’une époque où la conduite en état d’ivresse était la norme, a été mise par écrit par Honoré Beaugrand, écrivain montréalais du tournant du XIXe siècle qui s’était donné comme mission de conserver toute une tradition orale menacée par l’urbanisation de la société.
Durant un récent séjour au Québec, le bédéiste français Vincent Vanoli a fait connaissance avec le texte de Beaugrand par l’intermédiaire des éditions de la Pastèque qui lui ont proposé d’en faire un album. Il fallait sans doute le regard vierge et extérieur du Mulhousien pour en apprécier la vitalité et les possibilités sur le plan graphique. Car Vanoli, dont l’oeuvre comprenait déjà l’adaptation de brefs récits, en l’occurrence ceux du Décaméron de Boccace, a réussi à remettre La Chasse galerie au goût du jour, à en faire ressortir le caractère burlesque, tout en prenant des libertés avec l’original, transformant son cadre narratif de façon franchement comique.
Précisons que, comme dans son Décaméron, Vanoli a su rendre la dimension rituelle du récit oral. Un soir, au coin du feu, l’inimitable "Joe le cook" réclame le silence de son auditoire (que l’alcool aidera à impressionner) et déclare: "Ce que je vais vous raconter se passait aux jours de ma jeunesse quand je ne craignais ni dieu ni diable!" Dès lors, la magie du conteur opère.
Le livre comprend également Le Fantôme de l’avare, autre légende immortalisée par Beaugrand et racontant la nuit de rédemption d’un pécheur condamné à un demi-siècle de purgatoire. Pour lier les deux récits, Vanoli a choisi de les encadrer d’une narration externe dans laquelle il imagine un petit-bourgeois solitaire des années 40 s’enivrant lors d’une tempête de neige et se rappelant l’histoire de la chasse galerie. Ce faisant, l’auteur illustre un monde urbain en quête de ses racines: "Quand souffle la tempête, à l’abri et bien imbibé du breuvage sacré, je sens renaître en moi les pulsions de mes rudes ancêtres bûcherons et trappeurs qui ont peuplé ce pays." Ces pulsions le feront d’ailleurs halluciner: croyant apercevoir le canot volant par sa fenêtre, le brave homme se précipite à l’extérieur et finit au poste de police où un agent, lui aussi nostalgique, se charge de la narration du second récit…
Le dessin de Vanoli, à la fois expressionniste et rappelant l’art de l’estampe, s’adapte bien à cet esprit manichéen, et quasi médiéval, de croyances et de superstitions. Une magnifique planche, valant le détour à elle seule, représente le canot volant sous différents angles, en plans rapprochés, ses passagers s’empiffrant de saucisses, buvant de la "jamaïque" et commentant la géographie laurentienne qu’ils contemplent de haut. La joie et la liberté que s’est manifestement données Vincent Vanoli dans cet album en font non seulement une intéressante relecture de La Chasse galerie, mais aussi l’une des plus belles bandes dessinées de l’année. Parfaite pour Noël.
La Chasse galerie
de Vincent Vanoli
Éd. de la Pastèque, 2000, 35 p.