Culture et mondialisation : Bouillon de cultures
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Culture et mondialisation : Bouillon de cultures

Les cultures se meurent-elles? Pas si l’on revendique les métissages entraînés par la mondialisation. À travers l’analyse de textes littéraires marquants, Edward W. Said déboulonne les mythes sur la pureté culturelle, et prône la résistance par l’affirmation du métissage.

Originellement publié en 1994, Culture et Impérialisme, d’Edward W. Said, est sans doute l’un des ouvrages les plus importants de la dernière décennie.

Pour l’essentiel, l’essai se consacre à l’étude de récits publiés entre le milieu du XIXe siècle et celui du XXe siècle. Certains en profiteront pour affirmer que l’ouvrage traite de problèmes dépassés. Mais pour Said, "Plus important que le passé lui-même, […] il y a son ombre portée sur les attitudes culturelles d’aujourd’hui." Et si le livre est d’actualité, c’est parce que ce qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation n’est en fin de compte rien d’autre que de l’impérialisme revampé.

Auparavant, les nations les plus puissantes d’Europe imposaient leurs cultures aux peuples qu’elles dominaient; maintenant, les multinationales les inondent de leurs produits. Hier, les Africains apprenaient, dans leurs livres d’histoire généreusement donnés par la France, les exploits de leurs "ancêtres les Gaulois"; aujourd’hui, on voudrait les convaincre qu’il suffit d’entrer dans un MacDo pour sortir du tiers-monde. En comprenant, grâce à Culture et Impérialisme, comment les anciennes colonies sont parvenues à résister à l’assimilation culturelle, on sera éventuellement en meilleure position pour lutter contre l’acculturation qu’implique la mondialisation des marchés.

L’ouvrage de Said se penche sur des "récits d’appropriation géographique". L’auteur y analyse comment les romans (des Dickens, Balzac, Conrad, Kipling, etc.) de ces grands empires qu’étaient la France et l’Angleterre ont représenté les cultures et les habitants des contrées qu’ils ont colonisées. Ce genre de projet n’est évidemment pas quelque chose de nouveau; ce qui l’est, ce sont les conclusions auxquelles nous conduit Edward W. Said.

Certes, les cultures des nations colonisées ont été fortement influencées, voire parfois en bonne partie détruites par leurs maîtres. Sauf que, très rapidement, les productions culturelles réalisées au coeur des empires se sont elles-mêmes parées de teintes exotiques. Les cultures africaines et asiatiques, auxquelles on a longtemps refusé toute valeur, se sont mises à pénétrer les productions de la métropole. Et l’on découvre tout à coup (la chose se produit dans les premières décennies du XXe siècle) que ces éléments étrangers "ne sont plus là-bas, ils sont ici, aussi troublants que les rythmes primitifs du Sacre du printemps et les icônes africaines dans l’oeuvre de Picasso." La culture du colonisateur se découvre elle-même… colonisée!

du neuf avec du vieux
Culture et Impérialisme est un ouvrage qui dénonce évidemment vertement, et d’une façon fort éloquente, le racisme et le mépris dont sont imprégnés la plupart des romans coloniaux. Mais l’essai de Said est avant tout une apologie de la résistance culturelle, laquelle ne peut, selon lui, s’exprimer autrement que par l’affirmation du métissage culturel. La meilleure façon de contrer les prétentions des impérialistes qui, par exemple, ont pu se réclamer de la pureté de la race blanche pour nier l’importance des cultures africaines, ne passe pas par une valorisation de la race noire. On ne mine pas le racisme en lui opposant un autre racisme. Il n’est qu’une seule façon de ne pas jouer ce jeu: en mêlant les cartes, en se revendiquant d’un mélange de races et de cultures. Certes, le métissage culturel est généralement le résultat d’une entreprise de domination on ne peut plus condamnable. Sauf que les croisements ethnoculturels qui en résultent sont porteurs de fruits aux saveurs nouvelles.

"[C]es idées de contrepoint, d’entrelacement, d’intégration, ne relèvent pas simplement d’un vague idéalisme universalisant," écrit Said; "elles réaffirment que l’expérience historique de l’impérialisme est faite d’histoires interdépendantes et d’espaces superposés". Et, ce faisant, les oeuvres relevant de l’actuelle littérature post-coloniale ne se contentent pas de rendre compte des brassages culturels qui ont secoué les cultures dont elles émanent; elles permettent de comprendre que "l’histoire de toutes les cultures est celle des emprunts culturels".

Il faut par ailleurs noter que, si Edward W. Said parvient à porter un regard innovateur sur ces questions, cela tient en partie, ainsi qu’il est le premier à le reconnaître, au fait qu’il se situe lui-même entre deux mondes: sa culture dominée de palestinien, et la culture dominante dans laquelle il baigne depuis des décennies à titre de professeur d’université aux États-Unis. "Appartenir aux deux côtés de la fracture impériale permet plus aisément de les comprendre", constate-t-il.

Fort bien traduit de l’anglais par Paul Chemla, Culture et Impérialisme est un ouvrage d’une incroyable érudition, et pourtant rédigé avec une simplicité et une clarté tout à fait remarquables. C’est par ailleurs le cas de tous les travaux d’Edward W. Said. Car en plus de la somme que constitue Culture et Impérialisme, l’essayiste a plusieurs autres ouvrages à son actif, présentant tous des réflexions pertinentes sur les enjeux culturels et politiques contemporains. Et toutes les publications de cet auteur constituent une fascinante entreprise de résistance à toutes les formes d’uniformisation culturelle.

Culture et Impérialisme
d’Edward W. Said
Éd. Fayard, Le Monde diplomatique, 2000, 555 p.