Jean Désy : Seul au monde
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Jean Désy : Seul au monde

Médecin et écrivain, JEAN DÉSY publie Le Coureur de froid. Un roman d’aventures et d’initiation qui fait réfléchir sur notre condition nordique, sur nos résistances, sur nos peurs.

Il fait partie de ces écrivains coureurs de fond, endurants, infatigables; ceux que le succès gâte peu mais qui n’en persistent pas moins. Depuis 1986, il a écrit des dizaines de nouvelles et de poèmes, des essais, des romans, un conte et de nombreux récits de voyages. Médecin depuis 1978, il est retourné sur les bancs de l’école à l’âge de 36 ans, a obtenu un doctorat en littérature québécoise puis une maîtrise en philosophie ("pour moi, c’est la même chose"), tout en travaillant aux urgences d’un hôpital de Québec pour gagner sa vie. Depuis quelques années, Jean Désy a réussi à concilier son travail de médecin et sa passion pour l’écriture. Dans le milieu médical, il est devenu ce qu’on appelle un "dépanneur". Une sorte de médecin pigiste. Il peut ainsi voir du pays, passer six semaines dans un hôpital de Nouvelle-Zélande, puis neuf autres à découvrir le peuple maori; s’envoler pour Moscou; aller pêcher l’omble dans le Grand Nord avec les Inuits; et, ses carnets de notes bien remplis, revenir le plus souvent possible à Québec, là où habitent ses quatre enfants.

La grande traversée
C’est chez XYZ, dans la collection Romanichels, que l’auteur de Docteur Wincot (Le Loup de gouttière) vient de faire paraître Le Coureur de froid, un roman d’à peine 100 pages, mais 100 pages bien tassées, ramassées, denses, où il raconte le périple d’un médecin qui travaille dans un village inuit, et qui décide de partir en expédition, seul sur sa motoneige. Au beau milieu de la toundra, il percute un arbre et brise son véhicule. Et se retrouve, seul au monde, dans un désert de glace. "Mille coeurs en déroute tapaient dans mes entrailles, écrit-il. Pas une trace d’animal. Pas un vol d’oiseau. J’ai fini par rire comme un dément. Roulé en boule dans la neige, au pied d’une maigre épinette, j’ai laissé l’air m’apaiser." Version nordiste d’un mythe bien ancré, Le Coureur de froid est un roman

initiatique, un roman d’aventures, et un roman sur le Grand Nord, ce bout du monde ("le meilleur!") que Désy connaît de mieux en mieux. En 1992, il entreprenait, avec un ami mécanicien et un guide inuit, une expédition en motoneige qui a duré deux mois (qu’il relate d’ailleurs dans Voyage au nord du Nord). Le Coureur de froid est en quelque sorte une suite fictive de cette traversée du continent de 750 km dans la toundra, dont il garde un

souvenir impérissable. "C’était un paysage hallucinant. Dans la toundra, il n’y a pas de collines, pas de montagnes, rien pour se protéger, il n’y a même pas d’animaux. La lumière, l’air, l’espace, le rapport au silence, le vent, évoquent le désert, mais un désert froid."

L’expédition s’est achevée plus tôt qu’ils ne le souhaitaient, ils ont manqué d’essence, la boucle ne s’est pas bouclée. "Et dans l’imagination, raconte Désy, j’avais envie qu’il se passe quelque chose, que ce voyage se termine."

Perdre le nord
Dans Le Coureur de froid, il se terminera effectivement, mais pas de la façon dont on s’y attendait. En cours de route, le voyageur aura frôlé la mort, mangé du caribou bien saignant, survécu au blizzard, dormi dans un igloo de fortune, et rencontré son double, guidé par un petit renard qui s’est attaché à ses pas, petit clin d’oeil à Saint-Exupéry, l’un de ses idoles, on l’aura deviné. "Ce Nord, écrit le narrateur, je l’épuiserais jusqu’à la chaleur dernière, celle qui suit le réveil après une nuit passée dans une caverne qu’on a soi-même creusée au sein d’un froid où toutes les lois sont plus implacables que les lois humaines."

"C’est certain que ce personnage-là n’est pas très éloigné de moi, de ce que j’ai pu vivre, admet Jean Désy. Ce n’est surtout pas un roman autobiographique, mais je mentirais si je disais que je ne me suis pas servi énormément de ma propre expérience autour de la médecine et autour du Nord pour écrire ce roman. Je ne peux pas nier ma vision du monde, mon rapport au Nord, au nomadisme, à la médecine, à la souffrance et à la mort.

Et même si jamais je ne prétendrais qu’il faut aller vivre au pôle Nord pour pouvoir écrire sur le pôle Nord, je suis convaincu, par exemple, que Saint-Exupéry n’aurait pas pu écrire Vol de nuit de cette façon s’il n’avait pas été pilote. Il y a quelque chose de viscéral dans ce roman." Il y a aussi quelque chose de viscéral dans Le Coureur de froid. Et même

si, seul bémol, le style est un peu inégal, oscillant entre poésie et langage parlé, entre profondeur et légèreté, gravité et ironie, la toile de fond, le décor, le paysage sont si bien rendus que l’on s’y croirait; l’état d’esprit du personnage, Robinson du Grand Nord, si vraisemblable que l’on en sort secoué.

En faisant la connaissance du peuple Inuit, auprès duquel il retourne régulièrement travailler, Jean Désy s’est découvert une passion pour le nomadisme. "Les Inuits et les Cris sont essentiellement nomades, même s’ils sont obligés de vivre dans des villages. C’est un de leurs traits fondamentaux. Tant qu’on n’a pas compris ça, on ne peut pas comprendre comment ils agissent, pourquoi leurs maisons sont si délabrées alors qu’ils ont deux ski-doos, deux bateaux, deux moteurs, deux trucks. Ils sont tout le temps sur le chemin. Or je crois qu’il y a un fond important de nous qui est associé aux autochtones, aux coureurs de bois et aux nomades. Et, dans notre société sédentaire, ça me semble avoir été depuis toujours occulté. Dans la littérature québécoise, qui est le reflet de ce qu’on est, c’est évident que le nomade, c’est l’exilé, c’est Le Survenant, c’est François Paradis. On est un peuple qui a nié son Nord, qui a nié son nomadisme. L’hiver nous écoeure, on déteste le froid. Il faut pourtant assumer qui l’on est. Ou bien on accepte, ou bien on s’en va. On a accepté d’être français, de se battre contre les Anglais, on a accepté une certaine forme de nationalisme, mais rien n’est réglé, car je pense que, fondamentalement, collectivement, l’essentiel n’a pas été touché; on continue de nier notre rapport aux Indiens, aux Montagnais, aux nomades, aux coureurs de bois, aux autochtones, à la neige, et au pays."

Le Coureur de froid
de Jean Désy
XYZ, coll. Romanichels, 2001, 101 p.

Le Coureur de froid
Le Coureur de froid
Jean Désy