Pilgrim / Le Verger de pierres : Le monde selon Findley
L’un des grands romanciers canadiens, Timothy Findley, publie une oeuvre ambitieuse: Pilgrim. Une odyssée dans le temps, la mémoire collective et les savoirs de tous ordres. Un petit bijou.
Ce n’est pas tant parce qu’il s’étend sur cinq cents pages que Pilgrim, de l’écrivain canadien-anglais Timothy Findley, est un roman ambitieux. C’est à cause des autres directions qu’il prend, en profondeur, en hauteur, en formulant des idées sans les développer outre mesure, et les abandonnant (cadeau inestimable pour les uns, et pour les autres empoisonné) à la pensée du lecteur.
Ce tout nouveau roman de Findley ratisse large, en effet. En mettant en scène un personnage qui n’est rien de moins qu’immortel, Pilgrim nous parle de liberté, de fantaisie, de compassion, d’élévation spirituelle; et puis aussi, forcément, de tout ceci qui s’oppose à cela: de l’emprisonnement, du rationalisme, du mépris, et de la petitesse d’esprit.
Un bon roman?
La vie à tout prix
Un autre que lui aurait pu faire de ce pavé à la célébration de l’âme libre un roman immensément pompeux, mais Findley, qui se défend bien d’être un intellectuel, en a fait, du moins pour une très large part, une histoire extrêmement entraînante.
Pilgrim, cet homme qui ne meurt jamais, et qui a été témoin, par la force des choses, de toutes les guerres, de toutes les douleurs et les injustices du monde, rêve que cesse enfin son douloureux passage sur la terre. Il a un papillon tatoué dans le dos, et ceux qui regardent bien le quinquagénaire (car étrangement il n’est pas sans âge) peuvent parfois lui voir pousser des ailes au bout des bras. Mais l’homme est loin d’être libre.
On est au lendemain du naufrage du Titanic, en avril 1912, lorsque s’ouvre le roman; Pilgrim, dans l’espoir renouvelé d’interrompre son interminable traversée à lui, se suicide. Peine perdue: après avoir été déclaré cliniquement mort, il revit. Dans l’espoir de lui insuffler le goût de vivre, une amie le conduit alors à la clinique psychiatrique où officie Carl Gustav Jung, le laissant aux soins du bon docteur. Désormais condamné à être analysé en plus d’avoir à exister, Pilgrim devra aussi souffrir de n’être jamais compris, jamais cru, sinon par de rares et merveilleux individus de passage, dont Emma Jung.
Findley a choisi plusieurs personnages connus pour jouer dans son roman, empruntant à l’univers qui a été le leur et recréant même des scènes de leur histoire. Ainsi, à la faveur du journal intime tenu par l’immortel Pilgrim, le lecteur est-il transporté au XVIe siècle, en Espagne, à la rencontre de Teresa de Cepeda y Ahumada (sainte Thérèse d’Avila); et puis en France, auprès cette fois de Léonard de Vinci et de son modèle le plus célèbre, Elisabetta Gherardini (La Joconde, dont le détail des mains orne par ailleurs la couverture du livre).
Plus que le récit de l’existence d’un malheureux soumis depuis des siècles à la cruauté du hasard et aux exigences d’autrui, Pilgrim est un pèlerinage aux sources de ce que, pour éviter une fastidieuse nomenclature, on doit bien appeler at large la Création. Comment un individu s’inscrit-il dans l’histoire? Comment une oeuvre est-elle appelée à être connue d’un large public? Comment se peut-il que dans l’horreur du monde naissent encore des anges?
Il n’y a pas de réponse, bien sûr. Mais la figure de Jung, si présente tout au long du roman, ne cesse de murmurer quelque chose qui a à faire avec la théorie de l’Inconscient collectif: avec cette idée d’un continuum dans lequel chaque être, chaque créature, chaque création, pour le meilleur et pour le pire, s’inscrivent.
Plaisirs du passé
Timothy Findley, né en 1930 dans le chic quartier de Rosedale, à Toronto, a été acteur avant de troquer définitivement les planches contre la plume. Il passe le plus clair de son temps à écrire, de la maison qu’il possède à Cotignac, dans le Vars, en compagnie de son compagnon de toujours et fidèle relecteur, Bill Whitehead, également écrivain. Mais avant de s’installer en France, les deux hommes ont vécu plus de 30 ans dans une ancienne ferme, qu’ils ont patiemment rénovée, dans la campagne ontarienne. Le Verger de pierres (Un bouquet de souvenirs) réunit une série d’articles, d’abord parus dans des magazines canadiens, dans lesquels Findley raconte toutes sortes de souvenirs cocasses ou touchants reliés à leur vie dans cette maison. Il faut voir Findley mettre un message et quelques pièces de monnaie dans un pot vide puis l’ensevelir dans le plancher avant de couler du ciment frais, jubilant à l’idée qu’un éventuel propriétaire, dans un futur siècle peut-être, en fera la découverte. Nul doute que c’est bien le même homme qui signe Pilgrim. Plaidant pour la mémoire du monde.
Pilgrim
de Timothy Findley
Éd. Le Serpent à Plumes, 2001, 498 p.
Le Verger de pierres (Un bouquet de souvenirs),
de Timothy Findley
Éd. Point de Fuite, 2001, 203 p.
Extrait:
"Vous ne pouvez assurément pas vous souvenir de tout à propos de chacune de vos vies! Je me trompe?
– Bien sûr que non. Pas plus que vous ne pouvez vous souvenir de tout à propos de votre propre existence. Mais je me rappelle qui j’ai été de la même manière que vous-même, ou n’importe qui d’autre, vous rappelez avoir fréquenté certaines personnes au fil des ans. Et progressivement, les souvenirs du passé brouillent les premières années du présent. En l’occurrence, je n’ai guère souvenance de l’enfant que j’étais – de Pilgrim enfant, je veux dire."
De nouveau, Jung tenta une autre approche.
"Cette quête de l’immortalité, reprit-il, qu’est-ce qui vous a incité à l’entamer?"
Pilgrim le dévisagea d’un air incrédule.
"Rien ne m’y a incité, répondit-il. Mais enfin, VOUS NE M’ÉCOUTEZ DONC JAMAIS?"
Il se leva, puis parcourut du regard la pièce comme s’il cherchait quelque chose.
"Pas étonnant que nous soyons tous fous, ici, dit-il. Pas étonnant que nous soyons tous dérangés. Nos médecins refusent de nous entendre!"
Pilgrim, p. 419