Un jardin dans la nuit : Le futur intérieur
"Le dimanche, je me ferme la gueule, je prends mon air d’alléluia en pyjama, je déteste qu’on me casse les oreilles avec des projets intéressan-an-ants, des activités à tout prix, des idées fatigantes comme l’escalade de montagnes rabougries ou la pêche savante au saumoneau exténué depuis belle lurette."
"Le dimanche, je me ferme la gueule, je prends mon air d’alléluia en pyjama, je déteste qu’on me casse les oreilles avec des projets intéressan-an-ants, des activités à tout prix, des idées fatigantes comme l’escalade de montagnes rabougries ou la pêche savante au saumoneau exténué depuis belle lurette."
Ainsi démarre Un jardin dans la nuit, dixième titre d’Hélène Monette, inclassable objet sur lequel l’éditeur a posé l’étiquette "contes et poèmes". Je ne sais pas pour vous, mais moi, lorsqu’un livre commence comme ça, roman ou recueil de n’importe quoi, j’embarque. Je saute par la portière ouverte. J’irai là où l’auteure s’en va, même si parfois elle m’étourdit, même si elle franchit la limite de vitesse sans permis ni ceinture de sécurité, même si les idées, les images passent à 100 à l’heure, et qu’il m’arrive d’en laisser échapper. Voyageurs insécures, s’abstenir. Un jardin dans la nuit est une invitation au voyage désorganisé. Escales: l’enfance dans la ville; l’enfance, là où l’on meurt de faim et où la terre tremble ou s’effrite; l’enfance et ses paradis perdus; les maisons pleines de souvenirs effacés par les regards durs du père, par les regards fripés d’une mère confuse qui a vieilli trop vite; puis le désert muet, là où il n’y a personne, où l’on n’a pas d’amis.
C’est "aux enfants que vous étiez et pour les enfants à présent" que l’auteure d’Unless et de Plaisirs et Paysages kitch dédie son livre. Aux enfants que nous étions, à ce qu’on a perdu à tout jamais, les amis pour la vie, l’inconscience du temps, cette pureté qu’on n’ose même plus nommer. À ce garçon qui "porte le même vide que son père a porté". À celui
qui, à cinq ans, "en plein midi, en une fraction de seconde", comprend que tout est éphémère et qu’un jour il aura quatre-vingt-huit ans. Quant aux enfants à présent, l’auteure ne raconte pas d’histoires à dormir debout. Le monde qu’elle voit pour eux est immonde et dangereux, explosif, pollué, affamé. Lourd, dites-vous? Ce n’est pas lourd, c’est grave, comme une voix d’alto. Pessimiste? Sûrement, mais rempli d’une poésie invincible, d’une
nature délicate et étincelante qui nous effleure, source d’air pur, rassurante. "Qu’est-ce qu’un poème sinon un souffle tombé dans des mots"?
Aux quatre coins de ce jardin décoiffé, rebelle, plein de pensées vivaces et de perles noires, Hélène Monette inscrit ses repères littéraires. Des extraits de livres phares, ceux de Marie-Claire Blais (Les Manuscrits de Pauline Archange), de Gabrielle Roy, des frères Grimm; un essai d’Alice Miller (C’est pour ton bien: racines de la violence dans l’éducation de l’enfant); des romans de Carson McCullers, Michel Houellebecq, D. Kimm, Réjean Ducharme, Luce Irigaray, Nietzsche, Marie-Claire Corbeil, marquent les étapes de notre lecture, ou se retrouvent en filigrane, à travers ses propres mots.
Tout cela compose une carte du monde inédite. Un paysage de poésie, beau et mystérieux comme une langue étrangère. Ceux qui le trouveront trop noir pour s’y aventurer sont ceux-là mêmes qui s’empressent de changer de chaîne quand le téléjournal montre la misère du monde. Mais quiconque est sensible à la beauté des mots, à la poésie, à l’enfance, y trouvera des merveilles.
Un jardin dans la nuit
d’Hélène Monette
Éd. du Boréal, 2001, 179 p.