Entre femmes et jeunes filles : Filles d’aujourd’hui
À quelques jours de la fameuse Journée des femmes, DANIELA DI CECCO, jeune essayiste canadienne enseignant aux États-Unis, nous offre une réflexion sur les romans proposés aux adolescentes. Entre femmes et jeunes filles étudie les images féminines que met en scène la littérature jeunesse.
Avant que ne se développe le nouveau marché des tweens, auxquels s’adresse désormais l’industrie de la mode et de la beauté, les adolescentes avaient leur propre littérature. Romans d’apprentissage, d’initiation, de bonne conduite; les oeuvres pour jeunes filles ont proliféré au début du XXe siècle, comme nous l’apprend Daniela Di Cecco, spécialiste de littérature jeunesse et de littérature québécoise, enseignant à l’Université de Caroline du Sud, dans son essai Entre femmes et jeunes filles. Sous-titré Le Roman pour adolescentes en France et au Québec, l’ouvrage cherche à savoir ce qu’est devenu le genre aujourd’hui, et surtout ce qu’il raconte aux ados du troisième millénaire.
Di Cecco a recensé les ouvrages des Dominique Demers, Marie-Danielle Croteau, Sylvie Desrosiers, Marie-France Hébert, Sonia Sarfati, Maryse Pelletier, Anique Poitras, pour la littérature québécoise; et ceux de Geneviève Brisac, Agnès Desarthe, Brigitte Smadja, Marie Brantôme, et d’autres, pour la France.
Bien sûr, dans ces ouvrages, on est bien loin du roman à l’eau de rose qui sévissait il n’y a pas si longtemps. "Un roman comme celui de Colette, Le Blé en herbe, était interdit aux jeunes filles, explique Di Cecco, qui a travaillé sur ce titre pour sa maîtrise en 1992. Parce qu’il parlait d’émancipation, de liberté, c’était tout le contraire de ce que l’on apprenait aux filles. On leur prescrivait des romans comme ceux de la Bibliothèque de ma fille, une des premières collections à s’adresser spécifiquement aux adolescentes."
Car, explique Di Cecco, l’adolescence est un concept qui est né avec le XXe siècle. "On observe d’ailleurs quelque chose de curieux: au moyen âge, on habillait les enfants comme des adultes, et aujourd’hui, on y revient! J’en veux pour preuve la mode vestimentaire des fillettes et des adolescentes: il n’y a plus de différences entre elles et les femmes adultes. Et de plus, vous avez aussi des adultes qui s’habillent comme des jeunes filles! Il se produit un renversement des rôles." C’est notamment ce que l’on retrouve dans la littérature pour la jeunesse. "Depuis les années 70, on a vu plusieurs de ces héroïne adolescentes qui encouragent leurs mères à vivre leur vie de jeune fille: à retrouver l’amour, par exemple. C’est un thème qui revient souvent."
Miroir, dis-moi…
Le roman pour adolescentes est en soi un objet complexe. "Un des éléments importants des romans consiste à faciliter l’identification de la lectrice au personnage. Pour beaucoup d’auteures, c’est un dilemme; parce qu’il faut rejoindre les jeunes et, en même temps, leur proposer autre chose. Pour les toucher, on utilise parfois des stéréotypes, présumant que c’est cela qui les intéresse: en l’occurrence, l’importance de la beauté, de l’apparence physique. Ce faisant, les auteures peuvent aussi reconduire certains clichés selon lesquels la préoccupation narcissique du corps est tout ce qui préoccupe les adolescentes." Mais il est vrai, néanmoins, que l’apparence, quand on est ado, est un gros souci… "Les psychologues qui travaillent avec les adolescentes disent, dans plusieurs études et essais, qu’ils ne connaissent aucune jeune fille qui ne soit pas préoccupée par son corps. Donc on peut apparemment se fier sur ces études pour construire des personnages qui ressemblent aux adolescentes. Pourtant, les auteures sur lesquelles je travaille n’ont pas lu ces études, et ne se fient bien souvent que sur leurs propres expériences. On voit donc bien que c’est une tendance tout à fait inhérente à l’adolescence."
Di Cecco a étudié des romans français et québécois. Comme on s’en doute un peu, ses conclusions sont différentes selon les deux groupes. En fait, Di Cecco considère que plusieurs romans québécois pour adolescentes ont l’originalité d’offrir d’autres images aux jeunes lectrices. "Il est bien sûr important de reproduire leurs préoccupations dans les romans, mais aussi d’offrir autre chose. Je pense à Cassiopée de Michèle Marineau: ce roman présente une héroïne curieuse, forte, volontaire; tout comme ceux de Dominique Demers, avec sa trilogie (Marie-Lune, Marie-Tempête, etc.), qui abordent d’autres questions, et dans lesquels l’héroïne parvient à surmonter des obstacles, qui mettent de l’avant le courage de la jeune fille."
D’objet à sujet
Selon l’essayiste, le modernisme des romans pour adolescentes date des années 70. "Je crois qu’à cette époque, on a renversé des tabous, socialement, et les jeunes ont été perçus comme des vrais lecteurs; on est devenu moins pédagogique." Pourtant, le didactisme est frappant dans les romans pour adolescentes. "Oui, mais il y aura toujours quelque chose de didactique dans les romans pour le jeunes: c’est ce qu’on appelle du "didactisme caché"… Par exemple, l’on parlera de contraception, lors d’un passage où il est question de sexualité. En France, ce genre de choses est moins fréquent, on est bien moins didactique là-bas."
Mais Di Cecco ne juge pas cela dommageable pour le roman. "Personnellement, je trouve que ça ne nuit pas nécessairement à la qualité du récit; au moins, ces auteurs abordent des questions dont personne ne parle autrement, pas dans leur environnement immédiat en tout cas. Et ce didactisme reste d’ailleurs subversif: il dit aux filles des choses qui ne sont pas conformistes. Dans ces romans, les héroïnes sont "sujets" de leurs désirs, l’amour n’est pas un préalable pour devenir une femme. Ces personnages curieux, pleins d’initiatives, je pense que les adolescentes n’en voient pas beaucoup dans la culture courante qui leur est offerte."
Le coeur de l’essai de Di Cecco demeure le conflit entre le thème de l’adolescence et celui de la féminité, conflit partout présent dans les romans pour adolescentes. "Il y a conflit parce qu’il y a presque toujours une histoire d’amour; cette idée que la féminité trouve sa destinée dans l’amour, la famille, la relation. Or l’adolescence, c’est le moment de la vie où l’individu doit apprendre à se révolter, à se détacher de sa famille, et apprendre à penser par lui-même, à trouver son identité. Mais aujourd’hui encore, la révolte et la confrontation, la contestation ne sont pas encore des valeurs dites féminines. Ces comportements sont encore perçus comme étant antiféminins. On aime bien la révolte chez les petites filles mais dès qu’elles grandissent, on les préfère calmes et posées. Ce point tournant est crucial. Les jeunes filles évoluent donc dans une confusion totale: on leur dit qu’il faut être indépendantes, mais on leur propose un modèle de féminité opposé. Ajoutez à cela que les jeunes filles sont sexualisées de plus en plus jeunes, et vous avez un conflit incontournable. C’est très dur de se libérer dans ce contexte, et de devenir une femme. La passivité reste encore une valeur très déterminante de la féminité."
À méditer…
Entre femmes et jeunes filles
Le Roman pour adolescentes en France et au Québec
Éd. du remue-ménage, 2001, 210 p.