L’Argent du monde : Pouvoir intime
Le roman d’espionnage au Québec peut compter sur JEAN-JACQUES PELLETIER. Cet écrivain minutieux construit des romans fascinants et instructifs. Au centre de sa saga des Gestionnaires de l’apocalypse, un cocktail redoutable de nouvelles technologies, de chamanisme, de vampirisme et d’intrigues policières. Et surtout, un désir de comprendre le monde, et le mal qui le ronge. L’Argent du monde, le second tome de la série, braque les projecteurs sur un crime en hausse: les fraudes financières et le blanchiment d’argent. Fiction ou réalité?
Aux États-Unis ou en Angleterre, Jean-Jacques Pelletier serait très riche. Comme le sont Grisham ou Le Carré. L’auteur québécois n’écrit pas les mêmes livres qu’eux, bien sûr, mais ses sagas d’espionnage n’ont rien à leur envier tant elles sont bien ficelées et efficaces.
Pour tout dire, Pelletier est en passe de devenir un incontournable pour plusieurs générations de lecteurs au Québec, où la suite de La Chair disparue, publié en 1998 (et vendu à plus de 7000 exemplaires) est attendue avec ferveur.
Et voici qu’il sort enfin coup sur coup les deux tomes de ce second volet, L’Argent du monde: une somme de plus de 1200 pages qui racontent avec force détails le trafic de l’argent dans le monde.
Avant de signer avec un producteur pour le scénario d’un film adapté de La Chair disparue, Pelletier nous a rendu visite, délaissant pour quelques heures la ville de Lévis où il habite, et où il enseigne la philosophie depuis 30 ans. Une vie tranquille? Pas tant que ça. À force d’observer comment tourne le monde, Pelletier a eu envie d’écrire des thrillers d’espionnage, genre peu prisé des écrivains québécois, peu valorisé, aussi, par le milieu littéraire, qui attend qu’une oeuvre soit plébiscitée pour lui reconnaître une existence.
Mais on se fiche pas mal des institutions quand on lit un bon roman. Ceux qui ont lu La Femme trop tard (1994), L’Homme trafiqué (1987, rééd. 2000), Blunt – Les Treize Derniers Jours (1996) connaissent tous ce petit frisson qui saisit en ouvrant la première page, salivant devant les multiples intrigues concoctées par Pelletier et son univers tout à fait horrible, corrompu, où règne le mal et où veillent quelques bons quidams, prêts à sauver le monde. Et d’ailleurs, c’est un peu le rêve de Jean-Jacques Pelletier: donner du sens à ce qui n’en a pas.
Un petit monde
Comme tout le monde, Pelletier s’intéresse à la mondialisation. "Et les plus en avance là-dessus, ce sont les mafias. Elles ont des alliances, des ramifications à travers le monde, et il y a longtemps qu’elles font des fusions!"
Selon lui, le grand public a encore une idée bien romantique des mafias. "On s’imagine que les gangsters descendent leur ennemi et envoient des fleurs à sa veuve, sans oublier de verser une pension pour les enfants… En fait, les mafias sont de plus en plus sophistiquées. Elles sont en avance sur le monde pour la globalisation parce qu’elles n’ont pas à s’en faire avec les problèmes légaux. Cela a toujours été, mais aujourd’hui, il y a beaucoup plus de moyens." En fait, les mafias retiennent de l’entreprise moderne la structure hiérarchique de spécialisation des tâches. "Ce qui est nouveau, dit Pelletier. Si l’on juxtapose sur ces nouvelles connaissances une structure d’ordre militaire et, par-dessus tout cela, une structure de clan familial, vous avez un système bien plus efficace qu’avant."
Bien évidemment, Pelletier s’est documenté pour écrire sa saga. "Il y a deux ans, le GAFI (Groupe d’action financière international) estimait que le patrimoine d’argent blanchi était d’environ 1000 milliards de dollars, et qu’il augmentait approximativement de 100 milliards par année; je ne connais pas beaucoup de multinationales qui peuvent en dire autant! Ce qui arrive, parallèlement à cela, c’est que le politique observe une perte de pouvoir; sur les 100 puissances commerciales au monde, il y avait, pour la première fois cette année, plus de compagnies que d’États: quel poids ont alors les gouvernements devant cette progression?"
L’éthique et le fric
L’éthique est la pierre angulaire des romans de Jean-Jacques Pelletier. Quand il a entrepris la saga des Gestionnaires de l’apocalypse, avec La Chair disparue, l’écrivain traitait de l’instrumentalisation du corps. "Je voulais parler du corps comme matériau. Je posais une question encore sans réponse, mais qui se présente avec plus d’acuité aujourd’hui: s’il est admis dans le champ de l’histoire de l’art, par exemple, que le corps puisse être un matériau artistique, donc quelque chose qui n’a plus sa propre finalité, qu’avons-nous comme principe pour accepter qu’il ne soit pas un matériau "commercial"? Cela pose un gros problème moral. Je peux bien dire que je suis contre le clonage et la culture d’organes; mais quand on y pense, ce sont certainement les meilleur moyens d’éviter le trafic d’organes! Alors, que fait-on?"
Le second volet des Gestionnaires de l’apocalypse aborde la manipulation financière et celle des individus. "Personnellement, il m’est arrivé de voir passer des rapports destinés à des financiers, où l’on présentait les maladies comme des "secteurs d’investissements". La question qu’il faut se poser, selon moi, est la suivante: jusqu’où peut-on faire des profits avec la maladie?"
Ne serait-il pas farfelu, voire paranoïaque, de penser que l’on entretient des maladies… pour empocher les profits des ventes de médicaments? "Je prends le problème autrement, répond Pelletier. Vous êtes à la tête d’une multinationale; vous avez le choix entre produire quelque chose qui guérit ou quelque chose qui contrôle les symptômes: selon quelle tangente allez-vous diriger les équipes de recherche? Comme c’est la logique marchande qui compte le plus actuellement… Si l’on ne met pas certaines valeurs morales au-dessus du simple objectif de rendement, on se retrouve dans une sorte de chaos…"
Et selon Pelletier, la société québécoise et nord-américaine n’est pas à l’épreuve des crimes financiers ni de la misère sociale et économique. "Quand on y regarde de près, nous sommes en train de reproduire le tiers-monde ici, chez nous. Regardez les fameuses villes protégées aux États-Unis, ces quartiers entourés de murailles et surveillés: ils se coupent du reste du monde, parce qu’ils ont à côté d’eux de nouveaux bidonvilles. On intériorise notre propre tiers-monde."
Qu’il soit économique ou intellectuel, ce tiers-monde existe également au Québec… D’où l’importance, selon Pelletier, d’exercer son sens critique. Poser un regard inquiet sur notre société permet de mieux l’observer. "Et il faut avoir le courage de voir ce qui se passe. Un de mes amis dit que la naïveté n’est pas une excuse mais une pratique. Je pense que c’est vrai."
La méthode Pelletier
Les livres de Pelletier font appel à de nombreux savoirs: nouvelles technologies, psychiatrie, opérations financières, milieux criminels, tous donnant aux romans de l’ampleur et un grand réalisme. "Ce n’est pas tant écrire qui m’intéresse que construire un univers, avoue Pelletier. J’aime le contact direct avec l’action: effacer les traces du style, de l’effort, laisser les mécaniques des structures narratives travailler." Cela, dans un but précis: "Que le lecteur soit dans la même position dans le roman que dans la vie. On pige un bout d’info à la télé, puis on aperçoit du coin de l’oeil un article de journal, on passe quelque part et on entend des bribes de conversations, ou encore, un ami nous raconte qu’il a vécu tel événement; bref, toute notre information est discontinue: après, c’est à nous de faire une synthèse. La différence dans le roman, c’est que les événements ont été sélectionnés."
L’Argent du monde
de Jean-Jacques Pelletier
Éditions Alire 2001, 623 pages