Nietzsche / Biographie d’une pensée : Les idées en mouvement

Nietzsche n’a peut-être pas de pires ennemis que les nietzschéens. Rien ne donne moins envie de lire son oeuvre que les ouvrages se réclamant de sa pensée. Ce sont les fans du philosophe qui font de lui un écrivain obscur. Rüdiger Safranski est avant tout un spécialiste des biographies philosophiques, et non un nietzschéen patenté: c’est peut-être ce qui fait que le bouquin qu’il consacre au bonhomme n’est pas totalement imbuvable.

Nietzsche, biographie d’une pensée retrace le développement intellectuel du philosophe. Le livre (traduit de l’allemand par Nicole Casanova) ne s’attarde pas trop aux menus événements qui ont ponctué l’existence du personnage avant qu’il ne sombre dans la démence à l’âge de 45 ans. Nietzsche a souvent été gravement malade; ses relations avec sa mère et sa soeur ont été pour le moins problématiques; les amitiés plus ou moins particulières qu’il a pu entretenir avec quelques hommes l’ont été tout autant, de même que l’attirance qu’il a pu ressentir pour certaines femmes (dont Lou Salomé, une des plus brillantes intellectuelles de son époque).

"Nietzsche était un laboratoire de pensée", écrit Safranski en conclusion de son ouvrage. Et il nous prévient qu’"Avec Nietzsche, on n’arrive nulle part, il n’y a pas de résultat. Il n’y a chez lui que la volonté d’entreprendre l’aventure sans fin de la pensée." À grand renfort d’extraits de la correspondance de Nietzsche, et en puisant dans l’énorme masse de brouillons et d’esquisses entourant les textes que l’écrivain a jugés dignes de publication, le biographe a tenté de reconstituer les étapes de cette aventure intellectuelle: les lectures, les recherches, les discussions avec des contemporains, etc., qui lient les uns aux autres les divers ouvrages de Nietzsche. Comme l’indique bien le titre de son livre, c’est la Biographie d’une pensée que nous propose Safranski.

Mais à force de minutie, Safranski donne par longs moments dans la surcharge; ce qui est en soi un affront à un penseur qui n’a cessé de prétendre à la légèreté de la danse. Si l’auteur est parfois difficile à saisir, c’est parce que ses idées sont constamment en mouvement. Et malgré tout, il vaut toujours mieux lire du Nietzsche, que lire sur le personnage. D’autant plus que la fin de l’année Nietzsche (l’an 2000 marquait le centenaire du décès du philosophe, le 25 août 1900, après dix ans d’internement psychiatrique) nous permet d’avoir enfin accès à une excellente traduction française de ses oeuvres.

Friedrich Nietzsche vient en effet de faire son entrée dans la célèbre Bibliothèque de la Pléiade avec la parution d’un premier volume de ses Ouvres (qui sera suivie de la publication de deux autres tomes dans les prochaines années). Les mille et quelques pages de ce livre réunissent des oeuvres rédigées alors qu’il était à la fois sous l’influence des penseurs de la plus lointaine antiquité grecque, et sous celle de la musique de Richard Wagner, son contemporain.

Rassemblant les textes que Nietzsche a écrits entre 1870 et 1876, le volume s’ouvre sur La Naissance de la tragédie: un éloge de la danse et du chant, de toutes les formes de frénésies par lesquelles l’homme montre que la civilisation ne réussira jamais à domestiquer entièrement ce qu’il lui reste de pulsions animales. Et le bouquin se clôt sur les Considérations inactuelles: un ensemble de quatre pamphlets constituant autant de charges contre les lieux communs de la culture de son époque. Nietzsche y démontre entre autres qu’il n’y rien de pire que de succomber à l’envie d’être de son temps. Il faut plutôt n’être d’aucun temps, littéralement intempestif. Autrement, on est condamné à se laisser emporter par le cours des événements, alors qu’il faut tout faire pour tenter de l’influencer.

L’oeuvre de Nietzsche est une invitation à penser en dehors des sentiers battus, et même de ceux qu’il a lui-même ouverts. Il ne nous invite pas à le suivre, mais à le dépasser – et surtout à se dépasser soi-même.

Nietzsche, Biographie d’une pensée
de Rüdiger Safranski
Éd. Solin / Actes Sud, 2000, 381 p.

Ouvres, I
par Friedrich Nietzsche
Éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléaide, 2000, 1158 p.