Nancy Huston : L’angoisse de la reine Nancy
Cantique des plaines , La Virevolte, L’Empreinte de l’ange, Instruments des ténèbres: voilà des oeuvres dans lesquelles NANCY HUSTON a raconté la vie, la naissance, la mort, la maternité, l’amour avec beaucoup de singularité. Ce que confirme Dolce agonia, roman dont nous parle l’écrivaine canadienne-anglaise.
Comme Dieu, le romancier peut tout. Même, telle Nancy Huston, faire intervenir l’Être suprême en personne pour jouer les narrateurs et apprendre peu à peu aux lecteurs comment chacun des 13 personnages terminera son éphémère passage sur Terre… Une Dolce agonia qui est notre lot à tous.
L’histoire se déroule dans le milieu universitaire de la Nouvelle-Angleterre, un monde que Huston connaît très bien, puisque la Canadienne vivant à Paris y a passé cinq années "de formation", et souvent enseigné. "Si je n’étais pas restée à Paris, c’est sans doute à ça qu’aurait ressemblé ma vie." Le roman décrit les interactions entre les amis rassemblés pour Thanksgiving, mais il déploie surtout le paysage intérieur des convives, les souvenirs, les associations d’idées que déclenche la conversation, leurs fuites mentales vers le passé…
Projetant ses personnages dans le présent, le passé et l’avenir, Dolce agonia explore la mémoire, le temps. "On oublie qu’on est vraiment là, maintenant, qu’on n’a pas d’autre choix que d’être dans un moment quelconque, dit Nancy Huston, rencontrée à Radio-Canada, entre une entrevue à la radio et une interview à la télé. C’est donc une exploration de nos différentes façons d’être partout, sauf là où nous sommes (rires). Y compris dans ce dîner, où ces amis sont ensemble, et pourtant, chacun est obsédé par ses propres délires. Le livre célèbre aussi notre capacité à être ailleurs, à travers le rêve, l’amour, les souvenirs et l’art."
La vie à mort
"C’est un livre qui a exigé beaucoup de technique. Mais il faut que cette technique s’efface, afin que la structure ne soit pas trop visible. Je voulais que le lecteur soit épaté par sa propre capacité de maintenir tout ça dans sa tête. Un peu comme quand on va au Cirque de Pékin et qu’on voit un artiste faire tournoyer plusieurs assiettes au bout d’un bâton. On se dit: mais ça va tomber, il ne va pas arriver à tout maintenir… C’est un peu l’enchantement que j’ai essayé de provoquer."
L’auteure de L’Empreinte de l’ange avoue que ce fut son livre le plus complexe à écrire. Un travail "démentiel" de construction. Avant de s’y plonger, elle a relu Virginia Woolf, ce maître des monologues intérieurs. "Elle avait une pudeur pour parler des corps, de la sexualité, de l’accouchement, de la violence physique; ce que moi je tiens beaucoup à faire. Je veux montrer aussi que les pensées sur la sexualité peuvent se situer exactement au même niveau dans notre tête que celles sur Kant ou Joyce."
Mais la maturité qu’attendait d’acquérir l’écrivaine pour écrire Dolce agonia n’était pas seulement d’ordre stylistique. "Il y a 10 ans, je n’avais pas eu une expérience immédiate de la mort, et le livre tourne autour de ce thème. Je voulais montrer à quel point notre mortalité fait partie de la beauté, de la "poignance" de la vie. Si on était immortel, ce serait beaucoup plus ennuyeux. Le fait que le temps passe, qu’on n’ait pas d’autre choix que d’être dans le temps, nous rend émouvants. Je voulais explorer l’effet que ça nous fait de connaître la fin de quelqu’un: est-ce que ça attendrit notre regard sur lui dans le présent?"
D’où ce narrateur divin omniscient, qui manipule à volonté le grand couperet. "Nous avons cette faculté admirable de faire exister des choses qui ne sont pas matériellement là; et, pour moi, Dieu est l’une des plus belles créations de l’esprit humain, expose l’artiste. En philosophie, on s’est beaucoup posé la question du libre arbitre. Et au fond, c’est exactement comme un romancier qui a l’impression que les personnages qu’il a imaginés vivent leur propre vie, lui échappent. Je pense que c’est ça, le miracle. Et c’est aussi la beauté de l’espèce humaine: elle est imprévisible."
Le choc de la Réalité
Plusieurs des spécimens d’humanité de Dolce agonia portent un drame… "On n’arrive pas à l’âge de 50 ou 60 ans avec une trajectoire joyeuse. La vie est faite aussi de chocs très violents. D’ailleurs, presque tous les épisodes du livre sont vrais, sont arrivés à des gens que je connais. Mais on n’est pas obligé d’écrire des livres légers!" se défendra la romancière.
À travers ces personnages, on croise aussi plusieurs des grandes tragédies du XXe siècle (Tchernobyl, l’Holocauste, l’apartheid, une scène de viol au Viet Nâm), question de montrer que "dans ce petit dîner de rien, les gens ont été mus par les forces de l’Histoire, directement ou indirectement".
Une préoccupation fréquente dans les livres de Nancy Huston, qui juge qu’on "patine à la surface du présent". "C’est passionnant de défaire les idées reçues. Dont celle qu’on sait assez bien ce qui se passe. Or, c’est faux. Même si on lit les journaux. En fait, on découvrira dans quelques années que ce n’était pas du tout ça… Je suis fascinée par cette question de ce qu’on sait, ce qu’on ignore, ce qu’on fait avec son savoir en tant que citoyen."
Pour écrire, Huston a besoin de beaucoup de distance dans le temps. "Je me tiens au courant de l’actualité, mais ça ne m’inspire pas du tout. Le travail d’écrivain en est un de mise à distance. On ne peut pas avoir le nez contre le réel dont on veut parler. Et pour moi, la langue française permet cette distance, l’exil aussi. En fait, tout dans ma vie est organisé pour que j’aie cet espace nécessaire."
Dolce agonia
Ils sont 12 ce soir-là autour de la table de Sean Farrell, un poète qui se sait atteint d’un cancer incurable. Plus le bébé qui dort là-haut. Sauf Chloé, jeune mère éclopée par une terrible enfance, et quelques autres, ces convives d’origines diverses sont tous bien installés dans le mitan de la vie, ou dans la vieillesse. Une vie dont ils revoient des pans alors que la conversation défile et que la soirée se voit prolongée par une tempête de neige…
Au-delà des échanges, l’essentiel de Dolce agonia tient dans ce flux de réminiscences, de pensées secrètes auxquelles chacun se laisse aller. Le tout est raconté par un Dieu un brin malicieux qui entrecoupe le déroulement du repas par d’étonnantes chroniques d’une mort annoncée, où il résume comment chaque personnage vivra le reste de son existence, et sa dernière heure.
Quelques longueurs exceptées, la romancière réussit son pari, entrelaçant avec fluidité ces nombreuses voix intérieures. Ce roman touffu embrasse très large, et s’alourdit parfois du concentré de tragédies qu’il dévoile.
Mais il faut admettre que plusieurs de ces scènes sont saisissantes.
Huston fait vivre avec force, dans toute son épaisseur, une humanité en miniature, avec son lot de deuils et d’angoisses, mais aussi sa puissante volonté de vivre.
Éd. Actes Sud / Leméac, 2001, 500 p.
Ce nouveau roman, Nancy Huston en porte l’idée depuis longtemps. Mue par le projet "d’explorer un réseau d’amitiés, d’évoquer toute la complexité des vies dans une immense tapisserie", l’auteure avait même commencé à l’écrire, en 1991. Mais ne s’estimant pas assez mûre pour le mener à bien, elle n’en conserve alors qu’un extrait, qui deviendra La Virevolte (d’où la récurrence de certains personnages dans les deux oeuvres, le roman fut publié en 1994).
"Je trouve quand même étonnant qu’on arrive à se soutenir les uns les autres. C’est la seule chose qui donne un sens à la vie! De toute façon, on va mourir. Alors, pendant qu’on est là, il y a ce très bel effort, même si c’est un peu raté, de tendre la main et de dire: "je t’écoute.""
Et d’ailleurs, tout n’y est pas noir. Il y a l’amour, l’amitié.