Cette aveuglante absence de lumière : Au coeur des ténèbres
Depuis la fin janvier, TAHAR BEN JELLOUN fait l’objet d’une vive polémique. Dans son nouveau roman, Cette aveuglante absence de lumière, il raconte, à la première personne, l’enfermement d’un homme et de ses compagnons dans le bagne de Tazmamart, au Maroc. Mais voilà: ce roman a mis au jour les inimitiés entre l’écrivain franco-marocain et ses compatriotes, notamment les survivants du bagne, dont l’un d’entre eux, Ahmed Marzouki, a publié un "vrai" témoignage, Tazmamart cellule 10, aux éditions Paris-Méditerranée.
Tazmamart, c’est un trou, perdu au fond du désert marocain, où l’on a jeté 58 militaires qui auraient participé à un complot contre le roi Hassan II (encore lui, rappelez-vous le livre de Malika Oufkir, La Prisonnière). Comparativement aux traitements réservés aux bagnards marocains, les prisons du Québec sont de véritables palais. Ne dites pas à ces prisonniers, qui n’ont pas vu la lumière pendant 18 ans, que nos criminels, les petits et les grands, ont le droit de faire des études et de regarder la télé… Ils en mourraient de colère.
Car, ainsi que le raconte Ben Jelloun, après avoir recueilli les confidences d’Aziz Binebine, prisonnier auquel l’écrivain dédie son roman, Tazmamart était littéralement un enfer (le bagne est fermé depuis une dizaine d’années). "Au bâtiment B, nous étions vingt-trois, chacun dans une cellule. En plus du trou creusé dans le sol pour faire ses besoins, il y en avait un autre au-dessus de la porte en fer pour laisser passer l’air." Mais chacun sera plongé dans les ténèbres, puisqu’ils n’auront plus le droit de sortir, ni de voir la lumière, sauf aux enterrements de leurs compagnons. "Le soir, j’eus honte d’avoir été heureux grâce à l’enterrement d’un compagnon. Étais-je sans pitié, étais-je monstrueux (…)? Driss, le numéro 9, eut le courage d’en parler: l’enterrement devint pour nous l’occasion de sortir et de voir un rayon de lumière."
Puis, après une année, ce sera, avant de nombreux autres bagnards, au tour de Driss de céder à la fatigue, à la famine et à la souffrance, lui qui est atteint d’une maladie des muscles et des os. Sans soins, sans alimentation autre que du pain sec et des féculents (juste assez pour ne pas mourir de faim, mais mourir quand même), il étouffera crispé, dans cette cellule trop petite pour marcher, trop sombre pour savoir si c’est le jour ou la nuit.
Sélim, narrateur du récit, raconte comment la force de sa volonté fut sa seule chance de survie. Alors que le corps, lentement, se décharnait, que les membres s’atrophiaient, et que la saleté pourrissait leur antre, lui, préservait sa conscience. "Mais ma pensée devait rester hors d’atteinte, c’était ma vraie survie, ma liberté, mon refuge, mon évasion. Il fallait pour la garder vive, de l’entraînement, de la gymnastique."
Puissance du conte
Ben Jelloun signe des pages superbes dans ce roman. Particulièrement proche de Moha le fou, Moha le sage, le style ici est poétique mais sobre. Ce parti pris pour la simplicité est manifeste dans un passage où le narrateur raconte l’histoire d’Un tramway nommé Désir à ses camarades, pour les aider à résister contre le désespoir. "Mes amis, je demande votre attention et un silence complet, parce que je vais vous amener dans l’Amérique des années cinquante. L’image est en noir et blanc. Le film s’appelle Un tramway nommé Désir (…)." Il décrit Stella, Blanche et Marlon Brando, le décor, les relations tordues et tellement humaines qui lient ces êtres malheureux, et les prisonniers commentent, en de touchants dialogues, les comportements de Stanley: "Hé, Salim, c’est pas vrai, un homme, un vrai, ne se jette pas aux pieds de sa femme! Tu inventes!"
Cette aveuglante absence de lumière est l’un des romans les plus émouvants de Ben Jelloun. Mais quand on sait qu’il a dû insister lourdement auprès de Binebine pour qu’il lui raconte son histoire; et, dit-on, tergiversé avant de lui accorder des droits d’auteur sur le roman; quand on sait aussi que Ben Jelloun n’a jamais parlé de ces oubliés, alors qu’il a revendiqué lui-même l’engagement politique des intellectuels (pour la Tchétchénie, pour l’Algérie), on comprend un peu la frustration des Marocains qui n’ont pu compter sur la reconnaissance d’un de leurs pairs pour dénoncer leur situation politique. Dans une entrevue accordée à Libération (le 15 janvier dernier), Ben Jelloun avouait avoir eu peur, comme tous les autres Marocains, d’Hassan II. Comment peut-on le juger?
La littérature, et ce, depuis ses débuts, est faite de tant de textes recyclés, de tant d’histoires entendues que l’on s’étonne de la polémique déclenchée par la sortie du livre. Mais, plus on avance dans le récit de ces souffrances, plus on se dit qu’il était de mauvais goût, peut-être, d’employer le "je", et d’ainsi se substituer à un homme que personne, avant, n’avait écouté.
Cette aveuglante absence de lumière
de Tahard Ben Jelloun
Éditions du Seuil
2001, 229 pages