Festival de la bande dessinée francophone de Québec : Balades imaginaires
Qu’elle soit aventure, humour ou fantastique, la bédé n’en est pas moins art, un art qui semble se renouveler d’une décennie à l’autre et qui gagne sans cesse en popularité. La 14e édition du Festival de la bande dessinée francophone de Québec nous permettra de rencontrer plusieurs de ses artisans dont TURK, FERRANDEZ, CEPPI, LABROSSE et LOISEL, avec lesquels nous avons discuté dessins et phylactères.
Régis Loisel: Un oiseau rare
Ça fait longtemps que les fans de Loisel n’ont pas eu de nouvel album de bédé du célèbre dessinateur à se mettre sous la dent. Certes, en 1998, il avait offert le cinquième tome de La Quête de L’Oiseau du temps, mais, même s’il avait participé au scénario, à la mise en scène et aux encrages, l’album était paru sous la griffe du dessinateur Lidwinn. "Je ne sais pas trop ce que je viens présenter et pourquoi on m’invite, rigole l’auteur. En fait, ma nouveauté, c’est Norbert le lézard, que j’ai fait il y a 23 ans, mais qui n’est paru en album que l’année dernière, avec de nouvelles couleurs!"
Plume de pan
Si la série Norbert le lézard est fort charmante et que Loisel compte la reprendre, peut-être en alternance avec un autre dessinateur, ce n’est pas vraiment le type de bédé que les amateurs attendent du bédéiste. C’est qu’au fil des ans, Loisel est devenu synonyme de deux grandes séries qui ont bouleversé l’univers du neuvième art: La Quête de L’Oiseau du temps, cette série d’heroic fantasy où, de son trait nerveux, il a fait éclater les cadres naguère trop rigides de la bédé, et Peter Pan, sa remarquable adaptation du roman de James Matthew Barrie, dont chacun des quatre tomes se sont écoulés à plus de 300 000 exemplaires et ont séduit une quinzaine de pays.
Ironiquement, c’est ce succès de bédéiste qui l’a tenu un peu à l’écart de ses séries en le menant tantôt dans les studios de Disney, où il a participé à l’élaboration des personnages de Mulan et d’un dessin animé à venir, Atlantis, tantôt à travailler au développement d’un jeu vidéo ou à l’ambitieuse adaptation de son Peter Pan en dessins animés. Il faut aussi dire que Loisel tient à se garder frais et à éviter d’enchaîner album sur album, mais cette fois, il le reconnaît, ses projets extra-bédé l’ont retardé un peu trop longtemps. Il s’est donc remis à ses planches et le cinquième et dernier tome de Peter Pan, qu’on avait annoncé tour à tour pour 2000 et 2001 est enfin en chantier: près de la moitié des 90 planches sont achevées et on peut espérer le voir paraître l’année prochaine, à pareille date. "Ce sera un grand soulagement quand ce sera fini, non pas que je veux m’en débarrasser, mais je sais que je vais tourner une page dans ma vie, je sais que c’est le point final à une histoire, explique l’auteur. Vraiment, j’y mets toute mon attention car quand ce sera fini je serai un homme neuf, je partirai sur autre chose, je ne sais quoi, mais pas sur une grande saga, sinon La Quête de L’Oiseau du temps."
La quête d’un nouveau pays
"Bagarres, poursuites, fatigue, faim et pieds gelés, coups de gueule et réconciliations, sans oublier bien sûr une pointe ou deux d’érotisme, bref, petite épopée et grandes misères, c’est ça La Quête de L’Oiseau du temps" indique L’Inconnu dans Le Rige, le troisième tome de la série. Lancée une première fois au milieu des années 70, puis repris avec brio au début des années 80, La Quête de L’Oiseau du temps a d’abord été, quatre numéros durant, la quête de Bragon, de la plantureuse Pelisse et de leurs compagnons en vue de ramener L’Oiseau du temps qui permettrait à la sorcière Mara de contrer un dieu maléfique.
Depuis le cinquième tome, Loisel et le scénariste Serge Letendre ont amorcé un second cycle et s’attardent à décrire le passé des personnages, plusieurs années avant que ne se déroule la Quête. "On sait où on va, on ne sait pas comment par contre, explique Loisel. Et c’est là où on prend du plaisir à recoller les morceaux et à être logique dans cette narration. On raconte un petit peu le passé de Bragon et ce qui a amené les personnage à vivre cette aventure de la Quête. C’est plus une histoire de personnages qu’une histoire fantastique et c’est ce qui est intéressant: ce sont les personnages qui font l’histoire et non l’inverse." Trop pris par ses maints projets parallèles, Loisel avait proposé au dessinateur Lidwinn de prendre le relais pour le cinquième tome de la série, L’Ami Javin. Or voilà, on avait fait appel à lui pour que la série garde un bon rythme de parution et Lidwinn, éternel perfectionniste, a pris près de cinq ans à réaliser l’album. Sans écarter toute collaboration avec Lidwinn, Loisel compte reprendre du service dès le prochain album, un album qui, s’il n’en tient qu’à lui, pourrait bien voir le jour au Québec.
En effet, décidé à changer d’air et à se baigner dans une autre culture, l’auteur a fait ses demandes de résident permanent afin de s’établir à Montréal. Il compte prendre le temps de flirter avec les autres arts, dont la peinture et la sculpture, sans pour autant négliger la bédé, qui garde pour lui une place toute spéciale: "C’est le moyen d’expression le plus exceptionnel et le plus innovateur qu’il y ait eu dans le siècle dernier, et je pense qu’on n’est pas encore au bout de ses possibilités, explique-t-il. Au niveau de l’image, du mode de narration et du graphisme, c’est extraordinaire ce qui se passe. Beaucoup des autres formes d’expression s’en inspirent d’ailleurs énormément."
(Nicolas Houle)
DANIEL CEPPI
Tous les critiques ainsi que ceux qui l’ont lu vous diront la même chose de la série qui a fait connaître l’auteur-dessinateur DANIEL CEPPI: Stéphane Clément, Chroniques d’un voyageur est un modèle de rigueur dans ses détails et d’un réalisme qui fait douter de ce qui se passe vraiment un peu partout dans le monde.
"En dehors du dessin et de l’écriture, ce que j’aime le plus est de voyager. Alors il y a des moments où les voyages avaient pour but de documenter un scénario qui était déjà écrit, alors que d’autres fois, c’est en allant en voyage que me venait une idée de scénario. Évidemment, tout cela se recoupe car ça rejoint du même coup mes préoccupations et mes intérêts personnels, tout en me permettant de garder un oeil sur ce qui se passe dans le monde aux niveaux géopolitique, humain ou social."
Pour la petite histoire, disons que Stéphane Clément est une série atypique quand on y regarde de plus près. Démarrée en 1976, elle se concentre sur les aventures d’un jeune homme qui doit partir en exil à la suite d’un hold-up raté. Plus récit d’aventures que polar international, les Chroniques d’un voyageur ont le mérite de tourner autour d’un anti-héros qui évolue en temps réel. "Le personnage de Stéphane Clément est né de la mouvance d’une époque avant tout. J’avais simplement envie de raconter les aventures d’un jeune d’une époque précise. Donc au départ, c’est un ado, mais au fil des ans il devient de plus en plus mûr, car dans les derniers albums, il doit avoir une trentaine d’années! Quand j’ai commencé la série, ça reflétait certaines préoccupations par rapport à l’âge que j’avais à l’époque. Vous savez comment sont les auteurs: il est clair que l’on n’écrit pas les mêmes choses à 24 ans qu’à 50 ans. Et puis le monde a changé depuis ce temps, alors la série est aussi le reflet de ce qui se passe dans le monde, c’est inévitable pour moi."
Avec la passion de Daniel Ceppi pour les voyages, on devine aisément que c’est surtout le scénariste en lui qui en tire profit. Et lui ne s’en cache pas: "Ce qui m’a poussé à débuter dans ce métier est que, comme j’aime bien écrire et que j’ai une formation de graphiste, la bande dessinée était l’idéal pour joindre l’image et le texte, car pour ma part, il n’y a pas grand-chose d’autre qui peut le faire! Mais j’avoue que je préfère le scénario au dessin, j’y porte plus d’intérêt car, de toute façon, je ne trouve pas mon dessin particulièrement original. Le contenu m’importe beaucoup plus que la manière dont c’est raconté. À preuve, je n’ai que très peu d’envie pour travailler avec d’autres scénaristes, car je tiens trop à écrire sur les sujets qui me tiennent à coeur." Une des rares exceptions à cette règle étant CD Corps diplomatique, adaptation du roman Sharon de Marelle écrit par sa femme… Daniel Ceppi sortira prochainement le dixième tome des Chroniques d’un voyageur qui s’intitulera L’Or bleu. Drôle de coïncidence quand on sait que sa venue au Festival sera en fait sa première visite au Québec!
(Jean-François Dupont)
TURK: L’invention de l’humour
Léonard, le génial inventeur, et son disciple, formidable gaffeur, vivent leur 30e album de gags avec Génie du foot. Toujours en verve, le maître n’hésite pas à faire souffrir sa modestie autant que son disciple, pour le plus grand plaisir des lecteurs !
Léonard, version comique du célèbre De Vinci, voit le jour en 1974, alors que le scénariste Bob De Groot et le dessinateur Philippe Liégeois, alias Turk, travaillent sur la série Robin Dubois. À cette époque, Greg, le défunt père d’Achille Talon, est rédacteur en chef du magazine Tintin. Il scrute à la loupe chacun des scénarii qui lui sont soumis et remarque l’arrivée de Léonard à titre de personnage secondaire. "Greg cherchait un nouveau personnage pour Achille Talon magazine, un magazine qu’il était en train de lancer, et il a dit: >Tiens! Plutôt que d’en faire un personnage secondaire dans Robin Dubois, faites-m’en un personnage principal. Et voilà comment tout a commencé!" raconte le dessinateur Turk.
Après deux premiers albums où le dessin est encore incertain, où Léonard, qui oeuvre d’abord seul, engage son maladroit disciple pour qu’il lui donne un coup de main, le tandem trouve le rythme et l’esthétique de la série en dosant textes fins et travaillés -De Groot étant en cela le digne héritier de Greg – et dessins à la fois simples et efficaces, parfois très évocateurs des dessins animés. "On a pris le parti de faire quelque chose d’expressif dès le départ, explique Turk. De Groot et moi aimions Tex Avery et nous voulions transposer cet univers-là dans la bande dessinée en faisant bouger les choses au maximum et aussi donner vie à tout ce qui peut bouger. On n’a pas peur des choses absurdes: on met des yeux ou des espadrilles aux inventions de Léonard pour accentuer le côté comique."
Au fur et à mesure que la série a grandi, les deux auteurs ont dû s’adapter à ses exigences. Turk, qui tient à faire tous les dessins et les encrages, a dû laisser à contrecoeur la série Clifton, qu’il avait reprise de Macherot, car elle exigeait trop de temps, tandis que De Groot a dû apprendre à tenir un registre des inventions du génie, afin d’éviter qu’il n’invente deux fois la même chose. Aujourd’hui, après 30 albums de gags, le succès de Léonard va encore grandissant. La série est traduite en une dizaine de langues et le plus récent album, Génie du foot, a été tiré à 115 000 exemplaires, un succès que Turk explique davantage par les maints niveaux de lecture et la vaste tranche d’âge que rejoint la série que par le caractère universel du personnage principal.
Il est vrai qu’en articulant leur série autour de nouveautés et de gags récurrents, les deux compères semblent avoir trouvé la recette pour que Léonard vieillisse bien. Les lecteurs ne se lassent donc pas de voir l’énergie et l’imagination déployées par l’inventeur pour tirer son disciple du lit, de voir le disciple qui multiplie les maladresses et se voit infliger des blâmes par son maître ou de lire les aventures des animaux de la maison de Léonard, le chat Raoul et la souris, qui vivent simultanément des histoires comiques, au bas des cases. "De Groot n’est jamais à court d’idées pour les gags, explique Turk. Et pour ce qui est des inventions, il y en a toujours de nouvelles, c’est un sujet inépuisable. C’est extraordinaire, on ne se doutait pas de ça quand on a débuté."
(Nicolas Houle)
JACQUES FERRANDEZ:
Un bédéiste sous influence
Que ce soit seul ou avec les scénarii des autres – Rodolphe, Benaquista ou même Pagnol – JACQUES FERRANDEZ s’est forgé une belle et sérieuse réputation en traduisant dans ses albums les images que lui amenaient ces auteurs ou les peintres romantiques. Carnet des influences d’un artiste.
Au tout début des Carnets d’Orient, un personnage italien résidant depuis longtemps en Algérie et ayant adopté le costume local demande à un Français fraîchement débarqué "ce qui est le plus surprenant à Alger? Être habillé en oriental ou se promener en habit avec un parapluie?!…" Quant on connaît la magnifique série phare de Jacques Ferrandez portant sur la colonisation française en Afrique du Nord, on s’imaginerait sans mal l’auteur français d’origine algérienne vêtu, justement, en Oriental et affublé d’un parapluie. Car ce qui frappe chez Ferrandez, outre ses scénarii (ou ceux de ses collaborateurs) impeccables, c’est sa technique de coloriste qui donne à ses albums – surtout les Carnets – une luminosité et une intensité hors pair.
Explication toute simple mais quand même étonnante pour certains détails: "Ce n’est qu’en 1985-86 que je me suis intéressé à cette histoire dont je suis le produit – étant né en Algérie – et que j’ai décidé d’aborder par le biais de l’imagerie telle qu’elle a été véhiculée par les peintres orientalistes au début de la conquête [française du début du XIXe siècle]. Alors quand je me penchais sur l’histoire de la France en Algérie depuis 1830, je me suis rendu compte qu’il y avait eu une grosse production d’images laissées par des peintres comme Delacroix, ce qui m’a d’ailleurs inspiré le récit de ce peintre que je présente dans le premier tome de la série des Carnets d’Orient. Il faut dire aussi que les quatre premiers albums de cette série ont été faits uniquement en référence aux images de ces peintres, car je n’avais aucun souvenir de ce pays, l’ayant quitté tout jeune et n’y étant retourné qu’en 1993. La lumière étant une des composantes et même une des obsessions des peintres de cette époque, c’était probablement ce qui m’intéressait le plus de traduire et de restituer ici, plutôt que des couleurs trop tranchées."
Après le cinquième tome des Carnets, Ferrandez s’est donné le temps de bien mijoter la suite, qui portera sur la guerre d’Algérie et comprendra vraisemblablement trois autres volumes, en allant puiser ses riches décors dans les classiques de Pagnol, Jean de Florette et Manon des Sources. Une période de repos, en quelque sorte, qui lui a permis du même coup de reprendre récemment une collaboration entamée il y a 10 ans avec le romancier Tonino Benaquista à la demande de Gallimard de mettre en images un roman de la Série Noire. Après le très surprenant Outremangeur et le plus récent La Boîte noire, Ferrandez ne prévoit pas renouer sur papier avec Benaquista. C’est qu’une totale liberté reste pour lui la plus grande motivation. "Une des choses que j’aime le plus dans ce métier, c’est de faire des rencontres, d’avoir des envies nouvelles. La grande liberté qu’on a, c’est de pouvoir, en fonction de ses envies, de ses préoccupations et de ses expériences, traduire tout ça par des livres. Et je dois dire que j’aime bien varier ces plaisirs!"
(Jean-François Dupont)
THIERRY LABROSSE
Chez quelques auteurs québécois, le dessinateur Thierry Labrosse doit faire des envieux. En effet, bien peu peuvent se vanter de travailler pour un éditeur français!… Tout a démarré en 1992 après un premier projet refusé par l’éditeur Soleil basé à Toulon. Labrosse rencontre le scénariste Scotch Arleston (auteur de la très populaire série fantastique Lanfeust de Troy) et les deux décident rapidement d’une collaboration qui s’avérera plus fructueuse. "J’ai d’abord expliqué à Arleston ce que j’avais envie de dessiner, explique Labrosse depuis son atelier de Montréal, c’est-à-dire une belle héroïne, beaucoup d’action et une ambiance à la Blade Runner. Comme lui était bien d’accord pour faire de la science-fiction, je lui ai dit de faire ce qu’il voulait, qu’il avait carte blanche! C’est de cette façon que sont nés le personnage et le premier tome de Moria."
Moria est donc une future série où le personnage du même nom se retrouve à la tête d’une multinationale qui est le centre de nombreuses convoitises. Si l’oeuvre de Labrosse et Arleston n’en est encore qu’à ses débuts, le dessinateur est déjà très fier de ce projet et les choses semblent tourner rondement entre les deux collaborateurs. "L’idée derrière tout ça, autant pour nous que pour l’éditeur, est d’arriver à implanter une série, en maintenant un rythme d’un album par année. Le but pour moi est aussi, bien sûr, d’arriver à vivre de ce métier!"
Même si son scénariste vit à Aix-en-Provence, Labrosse ne voit pas de problème à la chose. "Pour l’instant, je ne fais que de courts séjours là-bas. Sinon, ça se passe surtout par fax et par téléphone, mais inutile de dire que j’aimerais bien faire le bond et séjourner plus longtemps!"
(Jean-François Dupont)