Au présent / Annie Dillard : Grandeur nature
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Au présent / Annie Dillard : Grandeur nature

Il faut découvrir Annie Dillard. Parce que cette auteure de 55 ans est l’une des voix les plus originales de la littérature états-unienne contemporaine. Et surtout parce que qu’elle écrit des livres qui laissent des traces indélébiles dans nos  existences.

Il faut découvrir Annie Dillard. Parce que cette auteure de 55 ans est l’une des voix les plus originales de la littérature états-unienne contemporaine. Et surtout parce que qu’elle écrit des livres qui laissent des traces indélébiles dans nos existences.

Au présent (dont le titre original est For the Time Being, ce qui aurait pu être plus exactement traduit par: Pour le moment…) est un ouvrage tenant à la fois de l’essai et de la poésie, constitué d’un enchevêtrement de fragments de récits. On y trouve une réflexion sur les malformations majeures dont souffrent certains enfants, qui viennent au monde avec une queue, sans nez, etc. On y suit les pas de Teilhard de Chardin, ce jésuite français qui a passé la majeure partie de sa vie dans les déserts de Chine à découvrir les traces des tout premiers hommes. On y raconte la vie du fondateur de la communauté juive hassidique. On y propose une étude sur la formation des grains de sable. Et l’on y présente les nuages les plus célèbres de l’histoire, dont le passage a été immortalisé sur les toiles de peintres paysagistes.

Cet ensemble de propos pour le moins hétéroclites ne cesse d’être traversé par la même idée: celle de nous faire "découvrir nos vies sous l’angle de l’éternité". Qu’est-ce que nos 70 et quelques années d’existence quand on sait qu’il en faut un million pour former le moindre grain de sable? Pour quelle raison accorde-t-on tant d’importance à la survie de notre petite personne quand on réalise qu’"il y aurait environ neuf galaxies pour chacun d’entre nous"? Ou quand on calcule que 85 milliards d’humains ont vécu sur la Terre avant nous? Nous avons beau être désormais près de six milliards sur Terre, "les morts dépasseront toujours en nombre les vivants". Quelle place nos quelques dizaines de kilos de chair occupe-t-ils dans l’univers quand on sait qu’il "tombe sur terre une tonne [de micrométéorites] par heure"?

Au présent développe une sorte de poésie de la statistique, qui sert autant à interroger notre rapport à l’éternité qu’à donner de nouvelles perspectives à des questions d’actualité. Comme lorsque Dillard signale que "l’aéroport de Los Angeles a vingt-cinq mille places de parking. Cela fait à peu près une place pour chacune des victimes disparues en 1985 lors de l’éruption d’un volcan en Colombie. Cela fait une place par personne si l’on prend le bilan de deux ans d’accidents mortels causés par des mines enfouies, vestiges des dernières guerres. À cinq par voiture, la quasi-totalité des Inuits du monde entier pourrait se garer à l’aéroport de Los Angeles. De même, en redressant ou en entassant quatre corps par voiture, on pourrait faire entrer dans le parking de l’aéroport tous les cadavres de ceux qui périrent dans les flammes du bombardement de Tokyo en mars 1945, ou toutes les victimes du monde des deux bombes atomiques, ou les corps des Londoniens morts de la peste ou ceux, encore, des Burundais tués dans la guerre civile depuis 1993. On ne pourrait pas y loger les sans-abri américains, toutefois, même à dix-huit ou dix-neuf par voiture."

Nous sommes environ la 7 500e génération d’homo sapiens; 125 000 générations nous séparent de l’apparition des premiers hominiens. "Et cependant, demande Dillard, comment pourrions-nous nous considérer comme une simple troupe de remplaçants intérimaires d’un spectacle à l’affiche depuis des lustres quand dans le ciel un nouvel arrivage d’oisillons vole en chantant et que passent de nouveaux nuages?"

Telle est finalement, pour Dillard, la principale, peut-être la seule raison de vivre: être là, avoir la chance d’être présent au moment précis où survient un événement dans lequel s’incarne la beauté fugace du monde. Au présent nous convainc que le simple fait de pouvoir assister au ballet de la poussière dans un rayon de soleil est une réponse à toutes les questions qu’on peut se poser sur le sens de la vie.

Au fil de ses oeuvres (Pèlerinage à Tinker Creek et Apprendre à parler à une pierre demeurent ses meilleurs bouquins), et grâce à une écriture d’une limpidité désarmante (fort bien rendue dans ce cas-ci par la traduction de Sabine Porte), Annie Dillard développe une forme de matérialisme spirituel qui nous éveille aux beautés insaisissables de l’instant. Au présent est un livre qui nous réconcilie avec la fugacité de l’existence: c’est rare, et précieux.

Au présents
d’Annie Dillard
Éd. Christian Bourgois
coll. "Fictives", 2001, 220 p.

Au présent
Au présent
Anne Dillard