Russell Banks : Homme d'intérieur
Livres

Russell Banks : Homme d’intérieur

RUSSELL BANKS vit dans l’État de New York, connaît bien le Québec où il adore manger, et, depuis 15 ans, construit une oeuvre littéraire tout à fait fascinante. Cet admirateur de Kerouac, qu’il a connu, vient de finir l’adaptation cinématographique de Sur la route, que produira Francis Ford Coppola. Nous avons profité de la sortie de son nouveau recueil de nouvelles, L’Ange sur le toit, pour mieux faire la connaissance de ce grand écrivain.

C’était en 1995. Russell Banks venait présenter Sous le règne de Bone, un roman magnifique sur l’adolescence américaine. L’écrivain, un colosse à la barbe de patriarche, attablé à une table de restaurant qui semblait minuscule, parlait de la dette qu’il avait envers Jack Kerouac, dont le célèbre roman Sur la route avait été une révélation; des projets d’adaptation cinématographique de ses romans qui étaient en cours; de ses débuts difficiles, de l’époque où il devait travailler comme plombier, du succès qui s’était présenté sur le tard. "J’ai commencé par écrire de la poésie, disait-il. J’étais, dès le départ, immunisé contre le désir de succès, en quelque sorte. Quand on écrit de la poésie, on ne s’attend pas à atteindre les foules."

Depuis, six années ont passé, et l’histoire de Russell Banks s’est mise à ressembler à un conte de fées. Affliction et De beaux lendemains (film lauréat du Grand Prix au Festival de Cannes en 1997) ont été portés à l’écran avec le succès que l’on sait. Il est, depuis 1998, membre de la prestigieuse American Academy of Arts and Lettres. En février, il était élu le troisième président du Parlement international des écrivains, succédant à Salman Rushdie et Wole Soyinka. Et l’an dernier, Francis Ford Coppola lui offrait, sur un plateau d’argent, l’occasion de rembourser sa dette envers Kerouac. Il vient de terminer l’adaptation cinématographique d’On the Road, que Coppola produira, et qui sera réalisé par Joel Shumacher (A Time to Kill; Batman Forever). Sa carrière, déjà enviable, est devenue un véritable success story.

Sur sa route
Paradoxalement, cet auteur qui, dans tous ses romans et nouvelles, tente de montrer la face mate de l’Amérique dorée, de donner voix aux négligés, aux laissés-pour-compte, à ceux que la vie ne gâtera jamais, est en train de devenir l’incarnation du rêve américain. Du self-made-man qui s’est hissé jusqu’à la consécration. Rejoint à Saratoga à l’occasion de la parution de L’Ange sur le toit, un magnifique recueil de nouvelles (voir encadré), Russell Banks admet être conscient du paradoxe qu’il incarne. "Mais vous savez, ironise-t-il, pour réussir en Amérique, il faut trois choses: être un homme, être blanc, et avoir beaucoup de chance. Et ces trois choses, je les ai eues."

Il y a eu d’abord, à l’âge de 18 ans, la découverte de Kerouac. "Je n’avais jamais pensé pouvoir être écrivain, ou même artiste, avant de lire Sur la route, rappelle Banks. Son passé, ses antécédents étaient similaires aux miens. Il venait de Nouvelle-Angleterre, d’une famille d’ouvriers, rien ne le prédestinait à écrire, et malgré tout, il a prouvé qu’on pouvait le faire, être pris au sérieux, en tant qu’écrivain et artiste."

Et puis il y a eu une autre rencontre, déterminante, avec un auteur surtout célèbre pour avoir été l’amant de Simone de Beauvoir. "Je travaillais comme plombier dans le New Hampshire, raconte Banks, j’avais à peine 20 ans et j’avais commencé à écrire des poèmes. Je suis allé voir une conférence donnée par Nelson Algren (A Walk on the Wild Side, Man With the Golden Arms). Je lui ai parlé, lui ai montré mes poèmes, et il m’a dit: "C’est bon, mon p’tit gars, tu peux y arriver". Ç’a été un encouragement inestimable. J’étais tellement isolé, je n’étais qu’un pauvre plombier qui écrivait la nuit, je n’avais aucune idée de la valeur de ce que j’écrivais. Il m’a poussé. Il a été un modèle pour moi. Ce qu’il m’a enseigné, ce n’est pas comment écrire: c’est vraiment comment être écrivain. Comment toutes les difficultés, en écriture, viennent des problèmes que l’écrivain a avec le sujet dont il parle. Ce n’est pas l’inaptitude mais la peur du sujet, le manque de courage dans la façon de l’aborder, la culpabilité ou la honte qui empêchent d’avancer. Et l’écriture est un instrument qui permet de travailler ces questions."

Un gars ben ordinaire
La culpabilité et la honte, l’auteur du Livre de la Jamaïque les a connues très jeune. Il est né en 1940, dans une petite ville ouvrière du New Hampshire, de parents pauvres qui divorcèrent quand il avait 12 ans. Sa mère, qui a 87 ans aujourd’hui ("elle est vive, alerte, on est très proches"), et qui figure dans l’une des nouvelles de L’Ange sur le toit, a dû élever seule ses quatre enfants. "Mon père nous avait pratiquement abandonnés, raconte Banks. Et c’était très dur. À l’époque, on ne divorçait pas. C’était quelque chose de honteux, de très inhabituel."

Ce père, mort en 1979, à qui Affliction est dédié, hante l’oeuvre de l’auteur américain. Pour Russell Banks, il était une figure tragique. "Il était très sérieusement alcoolique, et probablement très déprimé. Aujourd’hui, il prendrait du Prozac, mais à l’époque, il se soignait à l’alcool, et il a bu jusqu’à en mourir. Pourtant, il était très intelligent, brillant. Il avait des talents en musique, une mémoire photographique, une personnalité imposante, mais il a atteint l’adolescence dans les années de la Dépression, au sein d’une famille de travailleurs, et il a dû abandonner l’école pour travailler. Il a passé sa vie à bosser comme plombier. Et il a toujours senti, je crois, qu’on lui avait volé sa vie. J’ai travaillé avec lui quand j’étais jeune, il m’avait fait rentrer dans le syndicat. Il voulait que je devienne un bon plombier. Je lui avais dit: "Papa, je déteste faire ça! Je ne suis pas bon, je n’ai aucun talent, j’ai horreur de ça!" Il m’a répondu: "Mais qu’est-ce que tu crois, que moi j’aime ça?" J’ai compris qu’il était en train de passer sa vie à faire quelque chose qu’il n’aimait pas." Cette compassion envers ceux qui n’ont pas eu sa chance traverse toute l’oeuvre de Russell Banks. "C’est une préoccupation centrale pour moi, presque une obsession: parler de ceux dont les vies ne sont pas considérées comme suffisamment intéressantes pour qu’on en parle. Amener les autres à prendre conscience que la vie intérieure de ceux qu’on appelle les gens ordinaires est aussi subtile, compliquée, et trouble que celle d’un philosophe, d’un chef d’entreprise ou d’un intellectuel. Beaucoup de gens croient que la vie intérieure des gens simples est lamentablement pauvre. Et si je pouvais faire quoi que ce soit pour prouver le contraire, je serais heureux."

Rencontre du troisième type
Au lendemain de notre conversation, Russell Banks s’envolait vers le Sénégal, où il allait faire de la recherche pour son prochain roman, dont une partie se passe en Afrique blanche, et qui aura pour thème la traite des esclaves. Après avoir, dans Pourfendeur de nuages, fait le portrait de John Brown, cet antiesclavagiste blanc qui a connu un destin tragique, Banks revient sur le thème, inépuisable, du sort des Africains en Amérique. "Je pense que l’histoire de la diaspora africaine, qui a commencé au XVIe siècle avec la traite des esclaves, et la créolisation qui s’est opérée en Amérique du Nord, constituent un élément central de notre imaginaire collectif. C’est même un point majeur dans l’histoire américaine. Mais c’est une histoire qu’on a laissée se ghettoïser. On s’est dit que c’était celle des Noirs. Quelques auteurs blancs, comme Mark Twain ou William Faulkner, ont eu le courage de prendre la parole à ce sujet, mais ils sont très rares. Or, culturellement, littérairement, socialement, je crois que c’était une erreur. Et qu’on devrait en parler encore et encore, et de tous les points de vue."

En attendant de se mettre à la rédaction, Banks attend, non sans nervosité, que débute le tournage de Sur la route. "Coppola possède les droits d’On the Road depuis 1968, explique-t-il. Il a essayé pendant des années d’arriver à un scénario acceptable, mais c’est un roman très difficile à adapter. J’ai rencontré Kerouac, brièvement, l’année avant sa mort. J’étais encore étudiant, et je l’ai hébergé pendant presque une semaine. Il venait de traverser la frontière en voiture, il était avec deux de ses cousins du Québec, deux Indiens micmacs, quand il a pris à bord un de mes amis qui faisait du pouce. Cet ami lui a dit qu’il connaissait quelqu’un qui avait une maison, et chez qui ils pourraient aller faire la fête. Ç’a été un party monstre! J’étais jeune marié, nous avions un bébé, et ils ont pratiquement détruit la maison! Mais ç’a été une rencontre mémorable. À l’époque, Kerouac était plutôt misérable, il allait en déclinant. Ce que j’ai proposé à Coppola, c’est d’écrire le scénario du point vue de ces dernières années, de quelqu’un qui est rendu très loin de ses années d’innocence; plutôt que de celui de deux jeunes hommes insouciants qui prennent la route. On the Road, on l’oublie parfois, se passe en 1947. C’était une époque où l’on pouvait encore être insouciant, avec les drogues, le sexe, le jazz, l’Amérique, l’Ouest, et tout ça. C’était une époque très excitante, mais quand on la considère avec le recul, on voit qu’il y avait un prix énorme à payer. Maintenant, le scénario est terminé, on est en casting, le film devrait être tourné à l’automne. Ç’a été pour moi une chance merveilleuse, mais en même temps je me sens terriblement responsable et, franchement, je me sens un peu anxieux."

Ce qui ne l’empêche pourtant pas de travailler. D’écrire, entre ses recherches sur l’Afrique, l’adaptation cinématographique du Règne de Bone; l’Australien Chris Noonan (Babe) en fera la réalisation. Ce grand-papa, père de quatre filles, trois fois marié, deux fois divorcé, semble avoir une capacité de travail inépuisable. "C’est la peur de mourir, dit-il, qui me donne cette énergie. J’ai passé le cap des 60 ans. Je sens que le temps passe. Que le décompte est commencé."

Dans ces paroles, dans cette voix, on jurerait reconnaître celle du narrateur de l’une des plus belles nouvelles de L’Ange sur le toit, Le Maure, qui, seul au volant de sa voiture, au retour d’une soirée où toute sa jeunesse lui est revenue en mémoire, pense à sa vie qui s’est enfuie. "Le temps est venu, dit-il, le temps est passé, le temps ne reviendra jamais, voilà ce que je me dis. Et je conclus que ce qui est devant moi, là, c’est tout ce que j’ai."

L’Ange sur le toit, de Russell Banks
nouvelles traduites de l’américain par Pierre Furlan
"Pendant des années, ma mère m’a raconté des histoires de son passé: je ne les ai pas crues, je les ai interprétées." Ainsi s’ouvre L’Ange sur le toit, 13e livre de Russell Banks; un recueil de 10 nouvelles, autant d’histoires qu’il nous transmet à son tour, nous invitant nous aussi à les interpréter. Des histoires qui rappellent sa vie; celle d’un homme qui, avec sa vieille mère, essaie de reconstituer le passé, et de comprendre ce qui a réellement poussé son père à les abandonner (Assistée); celle d’un plombier (Les Plaines d’Abraham), gros buveur, qui répare le système de ventilation d’un hôpital sans savoir que, de l’autre côté du mur, son ex-femme est en train de mourir. Des histoires parfois volées aux autres, comme Rien qu’une vache, où un homme et une femme, un soir de cuite, décident de tuer leur vache en fugue dans un cimetière; ou inspirées d’un rêve, comme Djinn, où un Américain qui travaille, dans un petit village africain, à mettre sur pied une usine de chaussures pour dames qu’aucune Africaine ne portera jamais fait la rencontre d’un fou qui est peut-être aussi un ange. Avec sa voix à nulle autre pareille, pleine de compassion, de tendresse pour ses personnages, avec son style si juste, si près de la réalité, Russell Banks réussit, ici encore, à faire de gens pauvres et loin d’être célèbres des héros riches et inoubliables. Éd. Actes Sud, 2001, 205 p.