La poésie québécoise aujourd'hui : Entre poésie maudite et poésie de salon
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La poésie québécoise aujourd’hui : Entre poésie maudite et poésie de salon

Tiraillée entre sa promotion institutionnelle et la difficulté d’agripper les temps actuels, la poésie québécoise est un animal étrange dont la situation nous apprend beaucoup sur celle de la littérature tout court. Journée mondiale de la poésie, hommages, documentaires, les événements pullulent alors qu’on se questionne encore sur la capacité de ce genre à continuer de faire événement. Au moment où toute une délégation de poètes et d’écrivains s’amène dans la capitale, nous avons choisi de faire enquête sur les malentendus qui forment notre rapport avec la parole poétique.

"Mais si l’homme a perdu le besoin de poésie, s’apercevra-t-il de sa disparition?"
– Milan Kundera, L’Art du roman.

Faut-il chasser les poètes hors de la cité?
Hormis dans des circonstances sociales particulières, la poésie est un art qui a grand-peine à rivaliser avec les autres formes d’expression en termes de visibilité et d’impact immédiat. Alors que les poètes cherchent péniblement l’interstice entre hermétisme et superficialité, il faudrait songer aux rôles particuliers qu’ils assument dans une existence faussement remplie par un travail et un divertissement tout aussi frénétiques l’un que l’autre.

La poésie: nombreux la considèrent comme une activité moyenâgeuse, qu’on abandonne volontiers à des aïeux désoeuvrés ou aux bons soins des universitaires. D’autres n’y voient qu’une forme de contestation révolue, à ranger aux côtés de vieux disques folks. Dans une période où l’idéologie du spectaculaire règne en maîtresse absolue, il est d’ailleurs proprement étonnant de constater la persistance des poètes, en contraste total avec l’intérêt que la société leur porte.

Bien sûr les prix littéraires existent, s’ajoutant aux bourses d’écriture, mais qui peut citer une seule ligne de Gaston Miron, Anne Hébert, François Charron, Denise Desautels ou Denis Vanier? Et à qui la faute? À des écrivains qui n’arrivent plus à agir sur l’esprit du temps, ou au public, dont le peu d’attirance vers une lecture plus profonde témoignerait d’une paresse à relire le monde et les gens? Probablement un peu des deux, si l’on se fie aux personnes interrogées.

Entre fulgurance et intimité
Pour l’écrivain Michaël La Chance, les poètes eux-mêmes sous-estiment parfois la nature et les vertus de la poésie, qui n’est rien de moins qu’un nutriment indispensable aux racines souterraines de notre être. Mais il est aussi nécessaire d’aller chercher le lecteur, dans une opération délicate qui consiste à bouleverser son quotidien sans trop lui indiquer la marche à suivre.

"On éprouve parfois un dégoût de la poésie, dit M. La Chance, lorsqu’elle n’est qu’un tracé effectué à suivre des pointillés sur une coupe horizontale pratiquée en travers des cimes de joies et des abysses remplis de sentiments controuvés et d’histoire qu’on se raconte. On se dit à quoi bon la poésie, le poème le plus beau et le plus haut ne peut donner davantage que l’aplat d’une voûte céleste: tout scintille mais on ne voit pas que les étoiles sont à des distances différentes, que nous sommes nous-mêmes, avec nos mots, à des années-lumière de la vie. En fait, le problème, c’est la place de la poésie dans la vie quotidienne. Comment rejoindre les gens sans passer par le spectacle, pour qu’ils reconnaissent la poésie comme une fébrilité qui ne nuit pas au courage dont ils ont besoin."

En effet, comment rejoindre la moyenne des gens sans passer par les artifices de la notoriété ou des idées politiques, les deux seules avenues qui transforment des recueils de poésie en best-sellers? Si l’on excepte Erreur d’impression du chanteur Daniel Bélanger, la mention "poésie" n’a guère apparue ces dernières années dans les palmarès de ventes. Et ce malgré la quantité énorme de recueils publiés annuellement, en partie, faut-il dire, grâce à un système de subventions qui assure la continuité des maisons d’édition.

C’est que la forme de pensée véhiculée par le poème a tendance, depuis l’invention des antidépresseurs et de la télévision, à repousser jusqu’aux plus cultivés. Dans ces circonstances, la mission assignée à la poésie par Michaël La Chance tient presque de l’échec consenti: "L’action politique de la poésie est de rappeler que la vie est une aventure personnelle, que les gens ne sont pas seulement des données statistiques, que tout va trop vite, qu’un mot peut tout arrêter, que le langage n’est pas seulement un instrument, que tout reste à dire, qu’une configuration de trois mots peut tout faire basculer, qu’il n’y a de différence que pour ceux pour qui ça fait toute la différence, et qu’il n’y a pas de poésie du tout pour ceux pour lesquels il n’y a pas de poésie partout."

Pour le jeune poète Martin-Pierre Tremblay, la poésie des années 90 offre un panorama plutôt désolant, caractérisé par une odeur d’église désaffectée, alors que la fulgurance dont le poème est capable aurait, à l’ère du vidéoclip et du four à micro-ondes, une place réelle. "La poésie, déclare ce collaborateur du journal polémique Le Couac, c’est d’abord vivre fort, ce qui inclut le socio-politique et même le politiquement incorrect. Je pense que ça doit être un langage qui botte le cul à ceux qui le méritent. On écrit d’abord contre, ce à quoi la poésie québécoise actuelle ne correspond pas. C’est un peu une poésie du complément du nom, qui a un trop grand respect pour les muses, la norme, le bon usage. Pourtant, sacrament, on est des résistants!"

Tout reste à dire
Malgré cette fonction critique, on peut difficilement exiger du poème une instantanéité totale. Si la lenteur nécessaire à l’absorption de la poésie cause des problèmes aux commerçants, il n’en est d’ailleurs pas de même pour tous les écrivains. Interrogée à propos de la mise à l’écart relative qui affecte présentement les poètes, l’écrivaine Suzanne Jacob réagit avec détachement, rappelant la distance instaurée entre plusieurs grands artistes et leurs contemporains immédiats. "Je me demande, dit-elle, ce que Stravinski ou Picasso auraient répondu à cette question. Pour certains poèmes, les interlocuteurs ne sont tout simplement pas encore nés."

Quant à la fonction sociale du poète, elle réagit à ce propos de façon tout aussi radicale: "La poésie a pour fonction de libérer par le langage et dans le langage de nouvelles compréhensions, de nouvelles éthiques face aux mondes passé, présent et futur. Le poète est au service de cette fonction-là." Au terme de la réponse écrite de Suzanne Jacob, cette citation de Kafka, qui effectue ce qu’elle dit en suscitant l’éveil: "Si le livre que nous lisons ne nous assène un coup de poing en plein crâne et ne nous réveille, à quoi bon lisons-nous alors ce livre? Pour qu’il nous rende heureux…? Par Dieu, nous serions tout simplement aussi heureux si nous n’avions pas de livres et ces livres qui nous rendent heureux, nous pourrions en écrire à la rigueur nous-mêmes… Un livre doit être une cognée pour la mer qui est gelée en nous. Voilà ce que je crois."

Le temps des poètes
L’année 1970 est reconnue comme un jalon majeur de la poésie au Québec. Nuit de la poésie au théâtre Gésù, incarcération, lors de la Crise d’octobre, de Gaston Miron, Gérald Godin, Denise Boucher et de plusieurs autres artistes, suicide imminent de Claude Gauvreau, les choses se bousculent…

Rencontré au Festival international de la poésie de Trois-Rivières, le poète acadien Herménégilde Chiasson propose l’analyse suivante pour expliquer l’évolution subséquente de la littérature: "Une fois que les Québécois ont su qu’ils étaient Québécois, que les Acadiens ont su qu’ils étaient Acadiens, on a intégré une dimension ludique dans la poésie. Aujourd’hui on se retrouve avec une écriture à la fois centrée sur l’individu et plus ouverte à l’international."

Ce faisant, notre poésie a rencontré les mêmes difficultés que la musique et l’art contemporains: face à l’accélération qui caractérise une culture transformée en produit de consommation, un fossé apparemment sans fond se creuse entre les artistes et le public, menant parfois à l’isolement des créateurs au sein de leur bulle.

Bien souvent, on compare la poésie au roman en expliquant les succès de ce dernier par sa pertinence plus grande pour l’époque. Pourtant, combien de romans jugés trop difficiles trouvent lentement mais sûrement le chemin du pilonnage? Sans parler de la nouvelle et du théâtre qui doivent sans cesse combattre pour éviter de voir leur marché rétrécir encore.

Directeur des éditions L’Effet pourpre, où on publie des récits très atypiques, François Couture affirme vouloir publier de la poésie dans un proche avenir, mais se montre très critique par rapport à ce que le genre est devenu depuis sa dépolitisation: "Je pense que la poésie, au Québec, a été fortement associée au mouvement souverainiste. L’échec de 80 a encore des répercussions sur elle. Elle a été tuée par l’idéologie. Elle est passéiste aux yeux de plusieurs. Et les gens qui la contrôlent, ici, sont issus de cette génération de ceux qui ont raté leur coup. Moi je crois beaucoup en la poésie pour une raison: quand on travaille sur les mots, on travaille directement sur la pensée. Le poète est ainsi mieux placé que le romancier pour remettre le monde en question, en travaillant sur la pensée du monde."

Chercheur réputé en littérature québécoise, François Dumont partage en partie ces propos, tout en rappelant ce que peut avoir de néfaste une lecture abusivement historique de la poésie. Mais le problème principal se situerait ailleurs: "La poésie qui est vraiment intéressante à mon avis, c’est celle qui fait sa propre critique et pas seulement sa propre promotion. Si on considère que la poésie est en bonne partie une critique sociale effectuée de l’intérieur, le fait pour la poésie de cultiver son image empêche la critique au lieu de la favoriser. En voulant trop se faire une place dans le social, elle est obligée de renoncer à sa dimension critique pour se faire valoir en tant que marchandise. Évidemment, il faut la faire circuler davantage, mais ça peut devenir un cercle vicieux. Aussi, c’est peut-être une illusion de croire que la poésie a été si populaire dans les années 60, même si c’est un des moments où elle fut la plus vivante."

Et le repli vers l’intime adopté par plusieurs et qui fait de la poésie une chose privée? "Être intimiste, poursuit M. Dumont, ce n’est pas en soi refuser le politique, mais il reste que l’on ne doit pas faire comme si on écrivait nulle part, ce qui équivaut à refuser ce qui pourrait conduire ailleurs. Actuellement, c’est comme s’il y avait un consentement à la spécialisation de la part des poètes, alors qu’avant, la poésie était considérée comme une activité qui englobait tout."

Lectures dans la capitale
Un des premiers poètes à intégrer les mots cheez whiz dans un vers, Guy Cloutier est aussi l’initiateur d’une formule ambitieuse permettant aux auteurs de lire leurs textes à Québec. Ressuscitant les Lundis du Temporel il y a cinq ans, il les rebaptise Les Poètes de l’Amérique, nom d’un ouvrage de Louis Dantin et clin d’oeil au lieu de l’événement, la chapelle du Musée de l’Amérique française.

Destinées aux grosses pointures littéraires, ces soirées sont décrites par leur maître d’oeuvre en ces termes: "Créer des événements autour des plus grandes oeuvres poétiques du Québec, dans des moments de grande intimité et de grande signification, pour un public dont l’écoute – pour reprendre les mots de René Char – est une interrogation." Si la chose peut sembler austère, M. Cloutier se défend de vouloir faire dans le sacré: "Il existe beaucoup de lieux où les jeunes poètes peuvent lire leurs oeuvres, mais peu pour les oeuvres de durée, qui demandent une plus grande attention. D’un autre côté, faire lire Les fées ont soif de Denise Boucher dans une chapelle, ça a quelque chose de réjouissant!"

En ce qui le concerne, le passage de la poésie vers une plus grande discrétion a surtout de bons côtés, balayant même certains mythes: "La poésie n’a jamais été populaire, ce qui l’a été, c’est la cause qu’il y avait derrière. En 1970, acheter un recueil de poésie, c’était une manière de défendre une cause, ce qui fait que la poésie a obtenu une visibilité qui ne tenait pas tellement à ce qu’elle était qu’au fait qu’elle s’inscrivait dans une démarche d’éclatement des différents carcans à travers lesquels le Québec était asservi. Les tenants de cet éclatement ont par ailleurs rapidement tourné leur veste pour se tourner vers un romantisme éculé de la postmodernité. On est davantage pluriels maintenant, ce qui est un état plus naturel pour la poésie. Les visions globales ont un peu disparu."

Reconnu pour ses positions tranchées, Guy Cloutier goûte assez peu la démocratisation à tout prix de la poésie: "Le Festival de la poésie de Trois-Rivières, ce qui les intéresse, c’est que Trois-Rivières existe, en saupoudrant l’argent du secteur culturel sur les PME de la ville. Je trouve difficile qu’on puisse créer un événement sur la poésie sans qu’il y ait un propos sur la poésie. On n’a pas besoin de rassemblements de 10 000 personnes où l’on se rend davantage pour l’événement culturel que pour l’événement poétique. On confond souvent l’intensité avec le retentissement médiatique."

Un autre événement à surveiller, en plus des vendredis du Tam-tam café et des soirées thématiques du Café des arts, est celui organisé annuellement par Simon Dumas et Marc Doucet. Le spectacle de poésie multimédia Formes en était la semaine dernière à sa troisième édition, avec toujours l’intention d’unir des auteurs établis avec d’autres plus jeunes.

Les organisateurs de Formes justifient leur initiative en pointant la nécessité pour la poésie d’effectuer des ponts entre les médiums et les générations. C’est pourquoi ces soirées sont le lieu de projections et de lectures accompagnées par un groupe musical, ce qui nous amène bien loin de la traditionnelle et parfois mortuaire déclamation.

"Je trouve, dit Simon Dumas, la poésie actuelle plus "égale" par rapport à celle des années 60 et 70. Je suis pour la diversité. C’est pourquoi Patrice Desbiens peut aussi bien être envisagé comme poète invité à Formes que Pierre Morency. Le critère est la qualité de l’écriture."

Alors, poésie ludique, engagée, cynique, religieuse, métaphysique? Peu importe, si cette poésie nous incite à relire le monde en portant la marque d’un regard neuf et incarné. Enfin on aurait bien tort de croire le poète en dehors du social, puisque le social lui-même ne sort jamais tout à fait du poète: nous parlons tous, utilisons un langage dont personne n’a encore dit tous les secrets. "Un poète, c’est un monde enfermé dans un homme", disait Victor Hugo. Ce à quoi l’on pourrait ajouter qu’un homme privé de poésie c’est, à plus ou moins brève échéance, un homme privé du monde, de la force de le poursuivre.


À surveiller au Salon international du livre
Durant le Salon, trois séances de lectures réuniront divers poètes. Le 11 avril au Café-spectacles du Palais Montcalm, le président du Festival de Trois-Rivières Gaston Bellemare présente neuf poètes du Québec et d’ailleurs. Le 12 avril, Herménégilde Chiasson, Michel Garneau et Suzanne Jacob seront accompagnés de plusieurs autres écrivains des Amériques lors du récital Un élan d’Amérique présenté au Musée de la civilisation. Enfin, un hommage au poète Yves Préfontaine est suggéré par les poètes des Éditions de l’Hexagone le vendredi 13, ce qui coïncide avec la publication d’un recueil attendu de la part du pionnier de notre imaginaire nordique qu’est Préfontaine, auteur notamment des magnifiques Boréal et Pays sans parole (1957-67).