Relations père/fils dans le roman québécois : Liaisons dangereuses
Livres

Relations père/fils dans le roman québécois : Liaisons dangereuses

Trois livres traitant de relations père-fils tumultueuses viennent de paraître. Si tous trois prennent source dans l’autobiographique, chacun évolue vers une fiction teintée tantôt d’humour, tantôt d’esprit de vengeance.

"Il halète, son ventre se gonfle et se dégonfle brusquement, on dirait qu’il se force ou que ça l’aide à venir plus rapidement. Papa m’aime, je suis content, il se contente. Il me dit que tout ce qu’on fait, c’est de l’amour." La phrase est tirée de L’Inévitable, de Jean-Paul Roger, un premier roman qui puise dans le lourd passé de son auteur. Abusé sexuellement par son père, ce professeur de littérature a eu le courage d’écrire son histoire, tout en lui donnant une dimension romanesque.

L’enfance de Paul, personnage principal et narrateur, est en lambeaux. Dans un langage très cru, l’auteur témoigne des avances de son père, puis des gestes tabous, qui bientôt deviennent de secrètes habitudes. Un exemple de leur triste rituel: membre des AA, son père est chargé de préparer la salle avant les meetings de l’association, qui ont lieu à la petite école du coin. Il contraint son fils à l’accompagner et, semaine après semaine, profite de ce moment où il est seul avec lui. "Personne n’osera imaginer un seul instant, sur l’un des matelas de gym accroché dans les toilettes des gars, qu’avant chaque meeting un père fait l’amour à son fils, le suce, le fourre. Je deviens vulgaire, il adore ça, je suis son petit vicieux. C’est sa vérité, je suis docile, j’obéis, j’évite les coups de poing, les claques, la strap. Le vice ou les coups? J’ai fait mon choix, il y a longtemps."

À peine pubère, le jeune Paul ne sait comment interpréter ces marques d’affection dont il réalise pourtant le caractère malsain. Sa réaction, complexe, est mêlée de dégoût, de honte et de plaisir. De plaisir, oui, cette notion rarement abordée dans les histoires traitant d’inceste et dont l’auteur a eu l’audace de parler abondamment.

Ce récit d’une vie brisée, étonnamment dédié à son père et à sa mère, Jean-Paul Roger l’a coiffé d’un titre qui évoque l’urgence et la nécessité de l’écriture. Et si ce dernier enrobe parfois ses confidences de métaphores un peu ampoulées, on salue la profondeur du processus littéraire qui a fait de ce livre une oeuvre véritable et non pas qu’une impudique thérapie.

L’encre de tes yeux
L’abus sexuel, s’il représente la plus grave, n’est qu’une des formes d’abus de confiance et de pouvoir d’un père à l’endroit de son enfant. Guy Lalancette, l’auteur d’Il ne faudra pas tuer Madeleine une deuxième fois (1999), s’éloigne ici du polar avec Les Yeux du père, le récit singulier de Jüg, son personnage principal et alter ego, dont le père vient de mourir.

Ce gamin de sept ans, timide et souvent dans la lune, pose un regard naïf mais infiniment sensible sur le monde. Très impressionné par les manifestations entourant le décès, Jüg se montre fasciné par le corps sans vie exposé dans la maison familiale – nous sommes en 1956, dans un village très pieux du Lac-Saint-Jean -, et se questionne candidement sur la mort, l’éternité, Dieu. Mais il est avant tout perturbé par ce sentiment de soulagement qui s’est installé en lui depuis la mort de son père. En suivant le fil de ses pensées, délicieuses d’humour et d’intuition, le lecteur perçoit peu à peu le drame de Jüg, qui a toujours été incapable de soutenir le regard de ce père sévère et exigeant, devant lequel il se sentait minuscule. "C’est impossible de regarder les yeux de mon père avec tout ce qu’il y a dedans qui guette comme un chat pour voir comment nous attraper, et on est comme une souris."

Alors qu’il cherche, sans en être tout à fait conscient, à mieux comprendre son malaise, un projet à la fois macabre et hautement symbolique va s’organiser dans son esprit. Projet qui constitue le punch du roman et qu’il serait vain d’éventer, mais dont on peut dire qu’il tient à la fois de la profanation et de la réconciliation posthume. Tout un programme!

Dans une construction littéraire pas banale, Guy Lalancette installe une distance entre lui et ses personnages, mais trahit volontairement le caractère autobiographique de l’oeuvre en donnant aux frères et soeurs de Jüg des prénoms qui sont en fait des anagrammes des noms de ses frères et soeurs véritables, auxquels il dédie ce livre.

L’auteur emprunte la voix de l’enfant qu’il a été avec une justesse de ton rare, mettant parfois de côté les règles syntaxiques pour donner de la crédibilité au langage, et fait alterner cette voix de l’enfance avec la voix d’un narrateur adulte, qui projette un nouvel éclairage sur les épisodes racontés. Une histoire aussi belle que dérangeante.

Photo de famille
À travers de brefs récits à cheval sur la poésie et le romanesque, Jean-Sébastien Huot témoigne quant à lui d’une enfance marquée au fer rouge de la violence. Le Portrait craché de mon père dissèque le rapport trouble d’un enfant avec son père brutal et colérique.

Le jeune auteur exploite une langue bien à lui, un sens de l’image quasi trash. De formule-choc en cri du coeur, le fondateur de la revue Gaz moutarde étonne à chaque phrase, mêlant histoire personnelle et symbolique acidulée. "Je parle de ce vide où j’ai l’impression d’être aspiré comme un cigare Colts à la bouche d’un père halluciné. (…) Parfois, je me sens collant et difforme comme un morceau de pop-corn Cracker Jack tombé de la boîte et coincé sous l’accélérateur de la familiale."

Huot raconte, par bribes, les rencontres avec son psy qui, en réveillant le passé, ravivent ses blessures. Le poète interroge aussi la genèse même du projet d’écriture, projet littéraire certes, mais aussi thérapie et défoulement. "J’appuie sur les touches du clavier. J’entre dans la zone de combat. Je frappe mon adversaire imaginaire. Je frappe, j’appuie sur les touches de mon clavier. Je cherche à pulvériser la figure de mon père."

Pas besoin d’être un disciple de Freud pour en convenir: le thème des relations père-fils est inépuisable. Ces trois auteurs montrent bien l’influence que ces relations peuvent avoir sur des vies en herbe, pour le meilleur et surtout pour le pire.

L’Inévitable, de Jean-Paul Roger
XYZ éditeur, 2001, 200 p.

Les Yeux du père, de Guy Lalancette
VLB éditeur, 2001, 246 p.

Le Portrait craché de mon père, de Jean-Sébastien Huot
Éd. de l’Hexagone, 2001, 96 p.