Coeurs perdus en Atlantide : Enfant de coeur
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Coeurs perdus en Atlantide : Enfant de coeur

Célébré par son public pour ses grandes histoires d’horreur, Stephen King est aussi un auteur humaniste. Comme en témoigne Coeurs perdus en Atlantide, un recueil de nouvelles inégal, mais dont le premier récit vaut largement le  détour.

En matière d’épouvante et de frissons, il est l’un des écrivains les plus populaires, avec ses 50 millions de livres vendus, en 34 langues. Mais ainsi qu’en témoignent des romans comme The Green Mile (1996), The Body (dans Different Seasons, 1982), ou encore The Shawshank Redemption (aussi dans Different Seasons), Stephen King est également un auteur que les thèmes humanistes préoccupent autant que l’horreur: de toute façon, lorsqu’une ado pète les plombs parce que tout le monde la ridiculise, et qu’elle exerce sa vengeance avec acharnement (Carrie, 1974), le thème de l’horreur et celui de la condition humaine sont-ils si éloignés?

Dans Coeurs perdus en Atlantide, c’est ce King que l’on trouve. Presque pas de fantastique, sinon dans l’imaginaire de Bobby Garfield, héros de Crapules de bas étage en manteau jaune, la première novella (qui fait quand même 268 pages) d’un recueil qui en compte cinq. Les textes s’étendent de 1960 à 1999, et évoquent la vie de jeunes étudiants, devenus adultes pendant que se déroule la guerre du Viêt Nam et que s’organisent les mouvements pacifistes et contestataires.

La presse a applaudi ce livre, y voyant, de façon bien réductrice, un récit emblématique des sixties en Amérique: ce n’est pourtant pas ce qui prime comme thème dans Coeurs perdus en Atlantide, mais plutôt la perte de l’innocence, la désillusion et, surtout, le passage à l’adolescence.

Père spirituel
Figurant parmi les thèmes principaux de l’oeuvre de King, l’enfance se retrouve au coeur de Crapules de bas étage… Le jeune Bobby Garfield, 11 ans, vit avec sa mère, Elizabeth, que son mari a quittée, avant de mourir. Elle ne l’aimait pas, et passe son temps à reprocher au petit les dettes de son père dont elle a hérité. Coincés dans leur appartement, dans leur petite ville de la Nouvelle-Angleterre (celle des pauvres), ils mènent un train de vie bien modeste. Alors que Bobby rêve de sa Schwinn, une bicyclette dont il "tomba violemment amoureux", débarque dans leur immeuble Ted Brautigan, un vieil homme étrange qui semble fuir quelqu’un (ou quelque chose).

Liz n’aime pas que son petit garçon fraie avec ce monsieur; mais Brautigan devient pour Bobby un objet de fascination, lui qui ressemble à Boris Karloff, acteur de films d’horreur que l’enfant adore. Puis, ils deviennent amis. "Tu te souviens de ce que je t’ai dit, sur les quelques livres qui ont une bonne histoire et qui sont bien écrits? En voilà un. Un cadeau d’anniversaire à retardement pour un nouvel ami." Brautigan défend à Bobby de lire la quatrième de couverture de ce livre: Sa Majesté des mouches. "Aborde ce livre comme tu le ferais d’un territoire inconnu; aborde-le sans carte. Explore-le, et dresse ta propre carte."

Bobby, qui adore les livres et la science-fiction, tombe sous le charme de cet homme qui discute avec lui de H. G. Wells, de William Golding, de cinéma et de télé. Ted offre même un job à Bobby: lui lire les journaux, pour qu’il se fasse un peu d’argent, et parvienne enfin à s’acheter cette Schwinn dont il rêve.

Ted incarne cette image paternelle qui manque tant au petit, mais il est aussi un adulte qui l’écoute, qui s’intéresse à lui; ce que ne fait pas sa mère, trop occupée à se débattre dans une relation qui finira très mal. En fait, entre la mère et le fils, c’est la guerre: elle passe son temps à le rudoyer, à le priver de tout petits plaisirs, de tendresse.

On s’attache à Bobby, dont King trace un portrait psychologique archi-convaincant: plein d’humanité, l’enfant réfléchit sur son sort, trouve sa mère impitoyable, mais comprend qu’elle est surtout malheureuse. Dans ce monde de l’enfance, les petits épargnent les grands, et se débrouillent tout seuls, même quand il leur arrive le pire. Bobby se réfugie auprès de Ted, homme mystérieux et savant, dont la présence le réconforte.

Un peu trop, selon Liz, qui redoute le vieil homme, mais cède à son offre de s’occuper de Bobby, pendant qu’elle se rend à un séminaire de quelques jours. C’est la liberté pour l’enfant: il découvre des coins de la ville, et, surtout, apprend que son père n’était pas l’homme que sa mère lui a décrit.

Ted et Bobby ont un secret; une sorte de télépathie que le vieil homme transmet à son jeune ami. Comme dans The Green Mile, l’élément fantastique n’envahit pas l’histoire, mais constitue une distorsion où s’engouffrent la souffrance du monde, l’empathie de ces gens sensibles, trop sensibles.

Si cette histoire est touchante, pleine de doubles sens et de niveaux d’interprétation (elle fera d’ailleurs l’objet d’une adaptation cinématographique, l’automne prochain, avec Anthony Hopkins dans le rôle de Brautigan), les quatre autres sont moins convaincantes. Dans Chasse-coeur en Atlantide, un jeune homme perd sa vie à jouer aux cartes, à l’université, et fait tout pour échapper à la guerre; dans Willie l’Aveugle et Pourquoi nous étions au Viêt Nam, il est encore question de cette dure réalité: devenir adulte, affirmer ses idées, comprendre le monde. Avec Ainsi tombent les ombres célestes de la nuit, le lecteur retrouve Bobby à 50 ans, chez lui, à Harwich, Connecticut; ce dernier rencontre ses fantômes.

Un recueil bien inégal, où se croisent des portraits et des thèmes qui hantent toute l’oeuvre de King. En attendant son essai, On Writing, qui devrait sortir, en français, à l’automne 2001.

Coeurs perdus en Atlantide
Éd. Albin Michel, 2001, 553 p.

Coeurs perdus en Atlantide
Coeurs perdus en Atlantide
Stephen King