Dans la foudre et la lumière : Un monde sans pitié
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Dans la foudre et la lumière : Un monde sans pitié

Dans la foudre et la lumière témoigne de l’horreur du monde et de sa souffrance. Une fresque où la beauté trouve quand même sa place, et que poursuit Marie-Claire Blais avec tout autant d’exigence et  d’ambition.

L’art est "un acte de protestation véhément", pense l’un des nombreux personnages qui animent Dans la foudre et la lumière, le nouvel opus très attendu de Marie-Claire Blais, second volet d’une trilogie insulaire. Et il y a bien une certaine révolte dans la gigantesque entreprise de l’auteure de Soifs pour dépeindre notre monde dans ses violences, ses iniquités, sa soif pourtant de compassion. Et pour embrasser la souffrance, le "scandale de la douleur", de ses déshérités.

Comme Soifs, fresque à l’étonnante ampleur symphonique parue il y a déjà six ans, Dans la foudre et la lumière est construit d’un seul souffle dense (un long paragraphe entrecoupé de virgules et de plus rares points, au rythme parfois d’incantation enfiévrée), une forme ardue mais envoûtante, qui tente de rendre compte de la multiplicité du monde.

Formant "un seul corps aux multiples ethnies", cette mosaïque traverse les générations, les races et les classes, et renoue avec plusieurs des créatures nées dans Soifs. Six années ont passé aussi sur Venus, Carlos, Samuel, Mère et les autres, dont ces femmes idéalistes qui s’activent frénétiquement dans l’espoir de rendre le monde un peu moins pire: Mélanie, que ses combats arrachent souvent à ses enfants, et Renata l’avocate, hantée par des visions d’oppression.

Avec des ruptures parfois abruptes, le roman progresse surtout en tissant des contrastes et oppositions, reflets d’un monde si explosé qui s’écartèle toujours dans un insupportable abîme entre le Nord et le Sud, l’abondance et l’indigence, le Blanc et le Noir. Dans la prose fusionnante de Marie-Claire Blais, tout se juxtapose et se mêle, les nantis et les exclus, l’arrogante vitalité de la jeunesse et la vieillesse déclinante. Dans une rue de New York, le jeune privilégié côtoie la petite itinérante aux prophéties apocalyptiques; le moine ascète Asoka écrit à son ami, le sculpteur Ari, qui vit par les sens; le snobisme de classe de Caroline, photographe âgée qui se veut aveugle à ce qui n’est pas le bonheur et la beauté, cohabite avec le ressentiment de sa jeune "dame de compagnie", Charly.

Des juxtapositions audacieuses entrelacent ces émotions d’un même mouvement: "Que j’aime cette île majestueuse, disait Caroline, où il fait toujours beau, ils furent tous vendus, pensait Charly, mes ancêtres, en Amérique du Sud, en Amérique du Nord, Antillais enchaînés, sans avenir, c’est ce sang des esclaves qui courait encore dans les veines de Charly." Caroline qui, ironiquement, se désole de la destinée tragique des patriciens de son monde (on comprend qu’il s’agit des Kennedy), car, réfléchit-elle, "c’était là la scandaleuse nature du malheur, ne nous condamnait-il pas tous à être semblables?"

Au-delà du bien et du mal
Par les raccourcis de la pensée, de la mémoire, de la correspondance des personnages, on navigue dans le temps et dans l’espace: c’est tout un monde qu’étreint Blais d’une seule mais puissante accolade. Dans sa noirceur, surtout. Un moment, on est à Nairobi avec les filles qui se meurent de la "lente bombe" du sida, puis chez les orphelins du Sri Lanka; ou encore dans les couloirs de la mort américains, ou dans une prison de Jordanie. Des femmes opprimées par le fanatisme religieux, on saute aux enfants occidentaux gâtés par le matérialisme. Si bien que le roman se lit parfois comme une mise en accusation du monde, aux accents un peu manichéens.

C’est la violence et l’injustice qui sont les fils rouges de ce concert multivoque. La foudre frappe durement et sans discernement, les femmes et les enfants, surtout. Des enfants qui peuvent désormais être victimes ou meurtriers. Ou les deux à la fois, le roman étalant la souffrance des bourreaux et des victimes, et exposant le dilemme que posent ces assassins en culottes courtes. Dilemme que certains voudraient bien résoudre par l’horreur de la peine capitale, dont Renata a une vision hallucinée.

De façon saisissante, la romancière peut s’insérer dans la tête d’un petit tueur aux six ans écorchés, qui apporte un fusil à l’école pour en remontrer à la petite Blanche qui a levé le nez sur sa misère. Une histoire qui fait écho à un triste fait divers, car Marie-Claire Blais n’hésite pas à intégrer dans son récit les éléments les plus extrêmes de l’actualité. Ici, on devine le massacre de Columbine; là, on reconnaît en Jessica la petite aviatrice décédée prématurément, sacrifiée sur l’autel de la liberté à tout prix; là encore on se souvient du réfugié africain assassiné "par erreur" par quatre policiers new-yorkais…

Il y a sans doute là plus de foudre que de lumière. Et pourtant la beauté du monde y point, celle de la petite île des Caraïbes, le point d’ancrage de la plupart des personnages, et dont le roman évoque sensuellement la luxuriance.

Si certains personnages et quelques passages convainquent moins que d’autres, Dans la foudre et la lumière reste une entreprise d’une richesse et d’un souffle impressionnants, un tableau aux couleurs violentes et contrastées, jusque dans ses outrances, la vision d’une artiste qui n’hésite pas à y engager sa révolte et sa compassion.

Dans la foudre et la lumière
de Marie-Claire Blais
Éd. Boréal, 2001, 252 p.

Dans la foudre et la lumière
Dans la foudre et la lumière
Marie-Claire Blais