Marie-France Hirigoyen : Révolution tranquille
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Marie-France Hirigoyen : Révolution tranquille

Après avoir publié Le Harcèlement moral, il y a trois ans, MARIE-FRANCE HIRIGOYEN est débordée: elle répond à l’appel de milliers de lecteurs et de travailleurs qui subissent, tous les jours, du harcèlement. Elle leur répond par un second essai, Malaise dans le travail. Nous avons joint l’auteure à Paris, peu avant qu’elle ne nous rende visite pour prononcer une série de conférences.

En 1998, Marie-France Hirigoyen publiait une bombe. Le Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien ne révélait ni scandale politique ni détail croustillant sur la vie de Stéphanie de Monaco. Non: cet essai allait toucher des milliers de personnes, dont des gens connus (beaucoup de journalistes de la télévision, paraît-il, se sont confiés à l’auteure), et entraîner une multitude de dénonciations. Même le cinéma se serait emparé du thème, comme le souligne Libération dans son édition du 6 mars dernier. Le succès est fulgurant, l’accueil, révélateur: enfin quelqu’un vient confirmer que la frustration et la souffrance de tous ces gens n’étaient pas dans leur tête, mais bel et bien réelle.

Nouveau concept, mais vieux problème que celui de l’abus de pouvoir, de l’humiliation érigée en précepte, de la domination comme doctrine. Hirigoyen, dont le livre a été vendu à plus de 500 000 exemplaires en français et traduit en 27 langues (de l’estonien au japonais, en passant par l’anglais, le portugais, l’italien, etc.), n’en revenait pas des réactions. "J’ai reçu tellement de témoignages que j’ai décidé de répondre par un autre livre, explique l’auteure, d’une voix douce et sur le ton de la confidence. Ces témoignages sont donc la matière première de cet essai, bien qu’il y ait aussi tout un volet consacré à la clarification des termes."

Au nom de la loi
Ce concept de harcèlement moral, diagnostiqué et formulé par Hirigoyen, est entré dans la législation. En effet, non seulement il est inscrit dans le Code du travail français (depuis janvier 2001), mais il sera même présenté à l’Assemblée nationale française; car à la suite d’un rapport du Conseil économique et social, la ministre de l’Emploi (à l’époque, Martine Aubry) s’était intéressée personnellement à la chose. Résultat: un projet de loi sera aussi déposé pour le secteur de l’Administration et pour le Code pénal. C’est ce qu’on appelle répondre à un besoin.

Comme l’Américaine Catherine MacKinnon, juriste féministe qui a fait entrer dans la loi le concept de harcèlement sexuel dans les années 80, Hirigoyen a innové. "Mais je crois que c’est une question d’époque, explique la psychanalyste et psychologue, réclamée autant par les syndicats que par les écoles de commerce ou par les sociologues. Auparavant, les spécialistes restaient chacun de son côté et, généralement, ne partageaient pas leurs expériences, leurs savoirs. De plus, les entreprises s’accrochaient à leurs principes rigides et ne s’ouvraient pas beaucoup: aujourd’hui, on crée plus volontiers des ponts entre les disciplines, mais également avec le monde du travail."

Production ou pouvoir?
De plus, du travail de psy découle une expertise inédite dont Hirigoyen s’est inspirée. "Notre pratique est un véritable laboratoire social. Nous entendons en consultation des témoignages sans censure, les gens nous disent vraiment ce qu’ils pensent, ce qu’ils ressentent, pourquoi ils souffrent, ce qui les met en colère. Ils racontent tout. Alors, on en vient à se dire que quelque chose ne tourne pas rond."

Et ce quelque chose, c’est bien évidemment le monde du travail qui a changé, mais aussi la société en général. "C’est un cliché, mais les conséquences en sont tout à fait réelles: une société de plus en plus individualiste crée des malaises dont il va falloir s’occuper. Il y a moins de leviers collectifs pour prévenir les abus; et, bien sûr, des abus, il y en aura de plus en plus puisque le profit immédiat est devenu la priorité des entreprises. Les méthodes de management ont changé et aujourd’hui: il n’est même plus mal vu d’utiliser ses employés comme des pions, et de les jeter. On se préoccupe bien peu de la personne. Le pire dans tout cela, c’est que c’est antiproductif."

Cette attitude, selon Hirigoyen, n’est pas du tout liée à la productivité, mais à l’expression du pouvoir, et de la domination. "Comme on recherche l’effet (sur la société, sur le patron, sur les supérieurs, sur les collègues, sur les clients, etc.) et le profit immédiats, on ne se préoccupe pas d’être fort, mais de PARAÎTRE fort. Ce n’est pas du tout la même chose. On doit donner l’illusion qu’on est puissant, et tous les moyens sont bons. Nos modèles sont donc hyperactifs et dominants… Comme chez les grands singes: on reconnaît le chef du groupe à la force et à l’agitation qu’il démontre."

Tout en nuances
C’est sans doute pour cette raison que le harcèlement sexuel a été diagnostiqué le premier. "Le machisme ordinaire est une caution toute trouvée pour le harcèlement. Vous n’allez pas vous plaindre puisque ce sont les relations entre les sexes qui veulent que les hommes soient dominateurs." Or, on sait bien maintenant que la domination n’est pas un attribut masculin – quoique bien ancrée dans la mythologie contemporaine de la virilité.

On sait aussi que le harcèlement existe dans le monde entier. C’est d’ailleurs un regard d’ethnopsychiatre que pose Hirigoyen sur la société. "Le harcèlement moral existe partout, bien sûr. Cela va de pair avec la condition humaine. Les sociétés et les cultures étant différentes, il y a des nuances à faire entre les différentes formes de comportement." Ainsi, le bullying, concept issu d’Angleterre, désigne une pratique qui consiste davantage à "brutaliser, rudoyer", entre individus; le mobbing, dont le terme provient de Suède (mais ne s’y arrête évidemment pas), décrit les persécutions collectives, "liées à l’organisation", comme l’écrit Hirigoyen; l’ijime, terme japonais, est une pratique coercitive qui force les individus à se conformer au groupe; bref, on le voit, les nuances sont importantes, mais toutes expriment la même chose: le rejet.

Si Marie-France Hirigoyen a écrit ce second essai, c’est donc pour identifier les formes de harcèlement, et pour dire aussi ce qu’il n’est pas. "Comme ce concept va être intégré aux codes de lois, il me paraît important, essentiel même, de préciser les choses. Parce que beaucoup abusent de cette nouvelle définition."

Comme elle l’écrit dans son livre, il faut distinguer le harcèlement moral "du stress ou de la pression au travail, ou bien du conflit ouvert ou de la mésentente". Car l’essence du harcèlement, c’est évidement la "répétition". En fait, Hirigoyen, et d’autres spécialistes également, a levé le voile sur des réalités qu’auparavant on dissimulait soigneusement. "On pourrait même faire des études plus spécifiques sur le monde de l’école… Je me suis arrêtée à celui du travail, et c’est énorme. Mais c’est à l’école que tout commence."

Marie-France Hirigoyen prononcera
une conférence publique le vendredi 4 mai, à 18 h
Au pavillon Hubert-Aquin de l’UQAM, salle AM-050
Entrée libre

Malaise dans le travail
Harcèlement moral
Démêler le vrai du faux
Éd. Syros, 2001, 289 p.

Malaise dans le travail
Malaise dans le travail
Marie-France Hirigoyen