Pièces à conviction : En pièces détachées
Notre confrère LUC BOULANGER vient tout juste de publier son premier ouvrage, Pièces à conviction, un recueil d’entretiens avec Michel Tremblay (Leméac). Sur près de 200 pages, notre plus célèbre dramaturge parle à coeur découvert de son oeuvre et de sa vie. Nous vous en offrons des extraits, que nous avons regroupés autour de trois thèmes: la télé, les critiques et la bourgeoisie.
Sur la télévision
Luc Boulanger: Cinq ans après la lecture-événement d’En circuit fermé, l’auteure Fabienne Larouche a déclenché une controverse autour d’irrégularités qui seraient commises par des producteurs de télévision. Selon elle, certains d’entre eux s’enrichissent avec de généreuses subventions au lieu d’investir les sommes dans la création télévisuelle. Au détriment de la qualité des productions télévisuelles. Que pensez-vous de cette polémique?
Michel Tremblay: Ça fait 30 ans qu’on le sait que certains producteurs privés se mettent de l’argent public dans leurs poches. On peut donner des noms de producteurs riches avec des maisons en Provence, mais personne ne peut rien prouver. Au début d’En circuit fermé, un personnage déplore d’ailleurs qu’on fasse payer le public trois fois pour une télésérie: avec les impôts, avec les subventions gouvernementales, puis avec les produits qu’on annonce pendant les émissions. Le premier titre de ma pièce était Un panier de crabes dans un ascenseur. Pour moi, c’est ça le milieu de la télévision: un système de renvois d’ascenseur qui se pratique sur des terrains de golf!
L. B.: Après avoir travaillé avec le producteur du Coeur découvert, Claude Héroux, vous le pensez toujours?
M. T.: Je ne vais pas me réconcilier avec le milieu de la télévision parce que j’ai fait une série. Les choses n’ont pas changé pour autant. Tous les jours, on a la preuve que c’est un monde de requins qui carbure à l’argent.
Sur la critique
L. B.: Carmen, l’héroïne de Sainte Carmen de la Main, se libère de sa prison familiale pour mieux plonger dans l’American dream. Elle se déguise en cow-girl du Midwest. Elle se forge l’identité d’une chanteuse western américaine. Mais est-elle vraiment libre?
M. T.: Carmen se leurre sur sa liberté. Mais au moins, elle fait quelque chose de sa vie. Mieux vaut agir en se trompant que de ne jamais prendre de risques. C’est la différence entre les critiques et les artistes: les artistes produisent une oeuvre, alors que les critiques ne font que commenter le travail de quelqu’un d’autre…
L. B.: Je reconnais ici un trait de votre personnage public… Vous aimez bien critiquer les critiques. Après plus de 30 années de vie publique, vous semblez en éternel conflit avec eux. Michel Tremblay s’habituera-t-il, un jour, à leur jugement?
M. T.: La critique est un métier que je ne comprends pas…
L. B.: Le rapport que vous entretenez avec les médias est surprenant. Vous adorez les tribunes médiatiques et les entrevues. Plusieurs créateurs se vantent de ne pas lire les critiques; pas vous. Tous les matins, vous achetez plusieurs journaux et magazines. Vous dévorez tout: interviews, reportages, comptes rendus. Vous lisez religieusement les critiques de spectacles ou de films, tant dans la presse québécoise et française que dans la presse américaine. Vous reconnaissez même le style et les travers de chaque critique montréalais. Pourquoi ne pas faire la paix avec eux?
M. T.: Vous n’êtes pas là pour qu’on vous aime! Je ne connais aucun artiste qui aime les critiques. Trouvez-moi quelqu’un capable d’aimer ses juges. […] Quoi qu’il écrive, l’écrivain sera toujours incompris. C’est le lot de tous les artistes de se sentir incompris… Comme je l’ai déjà dit: ce sont nos ennemis qui nous tiennent debout. Le jour où je n’aurai plus rien à prouver à personne, ma vie va être bien plate. Depuis environ 10 ans, quand j’ai une bonne critique dans La Presse, Le Devoir ou Voir, je ne suis pas content, mais soulagé.
Je n’ai plus de plaisir à lire les journalistes québécois. Au début de ma carrière, j’ai eu de très bonnes critiques. Dans les années 70, certains critiques m’ont fait connaître et ont défendu la nouveauté de mon théâtre. Or, après 30 ans, je réalise que les journalistes se sont lassés de ma présence! Au Québec, on me considère comme un "monument" de la littérature. Et des fois, comme des pigeons, on aime bien chier sur les monuments!
Sur la bourgeoisie
L. B.: André Brassard a déjà dit que vous étiez "un fils d’ouvrier avec des goûts de bourgeois"…
M. T.: Ce n’est pas la bourgeoisie que j’aime, mais sa CULTURE. Longtemps, on m’a indiqué qu’elle n’était pas pour moi. J’ai donc réagi au snobisme en fuyant la compagnie de l’élite. Je ne vais d’ailleurs plus à l’opéra ni aux concerts de musique symphonique.
L. B.: En 1974, vous avez quitté le Plateau-Mont-Royal pour la rue Davaar, dans le quartier de l’élite québécoise francophone, à deux pas de l’ancienne maison d’Hubert Aquin. En 1989, vous déménagez au carré Saint-Louis, autre symbole de la bourgeoisie canadienne-française, à quelques portes de la résidence où a vécu Émile Nelligan au début du siècle. Puis, à partir de 1992, vous résidez six mois par année à Key West, en Floride. Excusez-moi d’insister, mais n’est-ce pas là un mode de vie bourgeois?
M. T.: On m’a souvent reproché d’avoir renié mes origines. Pourtant, je n’ai jamais changé de mentalité. Depuis 35 ans, je fréquente les mêmes amis. Je n’ai pas choisi Outremont, mais une maison à Outremont. Je n’ai pas déménagé au carré Saint-Louis, mais dans un penthouse qui me plaisait dans ce quartier. Certes, je gagne bien ma vie. Mais la bourgeoisie, ce n’est pas un gros compte en banque, mais une façon de penser. Je suis confortable dans ma maison à Key West, ou dans mon appartement à Montréal, mais je ne me sens pas bourgeois pour autant.
J’ai toujours été un misfit chez les bourgeois. En 1980, pendant le référendum, j’ai peint mon balcon aux couleurs du drapeau du Québec. Non seulement j’avais accroché une affiche du camp du Oui, mais mon balcon était bleu et blanc! Imaginez la réaction de ma voisine…
Par-delà les classes sociales, la bourgeoisie, c’est une attitude. Par exemple, la comédienne et ancienne directrice artistique du Rideau Vert, feu Yvette Brind’Amour, est née en bas du pont Jacques-Cartier, dans le quartier Centre-Sud à Montréal. Toute sa vie, elle s’est donné la mission de faire oublier ses origines modestes. Comprenez-moi bien: je ne veux pas passer pour un "ouvrier de la culture". Au contraire, j’ai la chance inouïe de pouvoir bien gagner ma vie comme écrivain dans un petit pays comme le Québec. Et c’est suspect, un artiste qui fait de l’argent, au Québec. Pourtant, il existe un tas de métiers et de domaines où les gens deviennent riches du jour au lendemain. Et ils symbolisent des role models. Tandis que nous reprochons aux artistes de faire de l’argent! Comme si on voulait les culpabiliser de leur succès.
Pièces à conviction
Entretiens avec Michel Tremblay
de Luc Boulanger
Leméac
2001, 180 pages