Guy Delisle : Destin animé
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Guy Delisle : Destin animé

Avec son récent Shenzhen (paru à L’Association), sorte de BD-reportage dans laquelle il raconte un séjour de trois mois passé dans cette banlieue de Hong Kong en pleine expansion, le Québécois GUY DELISLE s’affirme comme un acteur incontournable de la bande dessinée contemporaine.

Avant de se fixer à Montpellier, son port d’attache depuis 10 ans, Guy Delisle, 34 ans, a étudié les beaux-arts au Cégep de Sainte-Foy, puis dans une école privée de Toronto. Il a ensuite travaillé un an et demi pour CinéGroupe à Montréal, jusqu’à la fermeture de l’entreprise. Commence alors un itinéraire qui le mènera de studio en studio et le fera assister à la rapide évolution de l’univers du dessin d’animation. "Des amis revenaient d’Europe et me disaient qu’il y avait de l’emploi là-bas, confie Guy Delisle, de passage à Montréal il y a quelques semaines. Je suis d’abord allé à Munich où j’ai travaillé pendant six mois, puis à Berlin. Nous étions toute une bande à travailler comme ça, des gitans de l’animation. Je suis ensuite allé à Valence, puis à Montpellier où j’ai travaillé pour une douzaine de studios en tout."

Qu’est-ce qui explique les récents bouleversements dans le monde de l’animation? "À l’époque où je suis arrivé à Munich, il y a 10 ou 12 ans, on y faisait de l’animation de façon traditionnelle, en passant par toutes les étapes de la production. Maintenant on y sous-traite tout, comme ici. J’ai assisté au déclin de l’animation fait main en France, où il n’y a plus besoin d’animateurs. Toute la production est maintenant faite en Asie et en Europe de l’Est, où c’est beaucoup moins cher. On y travaille malheureusement assez vite, souvent mal, mais comme c’est de la série télé, ça passe."

Passage à la bande dessinée
Parti en Europe exercer son métier d’animateur, Delisle y redécouvre la bande dessinée. "Comme elle est quasi inexistante dans les pays anglo-saxons et chez les Allemands, j’ai redécouvert la bédé en France. J’y ai rencontré des artistes qui m’ont redonné le goût d’en faire. M’étant d’abord cassé le nez chez les gros éditeurs, je suis allé voir à L’Association, où j’ai publié trois bouquins: Réflexion, Aline et les autres et Shenzhen."

Delisle ne cache pas sa préférence pour ce genre avec lequel, comme créateur, il dit jouir d’une plus grande liberté. Il peut dorénavant s’y consacrer entièrement, ayant récemment décroché un contrat pour une série chez Dargaud, qui paraîtra dans la nouvelle collection "Poisson Pilote". "Maintenant que je suis payé à la page, et assez bien pour pouvoir vivre tranquillement, mon intention est de travailler en alternance, en faisant un album par année pour la série chez Dargaud (qui constitue en quelque sorte mon fonds de commerce), et un autre pour L’Association, un hors-série qui me permettra de travailler un concept, avec un format libre, la maquette que je veux, en noir et blanc. Bref, sans contraintes."

Il prépare actuellement Albert et les autres, version masculine de son très cocasse Aline et les autres, album muet qui, sous forme d’abécédaire, présentait 26 personnages féminins, et qui a connu un succès d’estime international. "Aline et les autres est plus près de l’animation que mes autres livres. J’aime le côté silencieux qui m’oblige à tout dire par le mouvement. Tout est dessiné rapidement, et dans le même format de cases, ce qui fait défiler la lecture. Il y a un autre côté cinéma que j’aime bien: le montage. Je découpe les cases et je peux décider de les placer dans un ordre autre que celui dans lequel elles ont été dessinées."

Séjour chinois
Pour des studios français, Delisle a fait de la direction d’animation en Asie; et c’est lors de son dernier séjour de trois mois en Chine, à Shenzhen, qu’est née l’idée de transcrire cette expérience en bande dessinée. Le résultat? Un livre magnifique, long de 150 pages, dont la création, étalée sur deux années, fait assister à l’évolution de son dessin. "Pour Shenzhen, j’ai utilisé du crayon cire. Au début de l’album, il y a du feutre, mais à la fin, ce n’est que de la cire. Le dessin en est plus consistant, ce qui fait que le début et la fin sont différents. J’aime bien qu’on sente qu’il y a progression. Comme quand on re-feuillette les vieux Tintin et qu’on voit l’évolution du style d’un album à l’autre."

Shenzhen étonne par son côté documentaire, dans sa description des différences culturelles et des moeurs chinoises. Avec son ton neutre, le narrateur laisse au lecteur le soin de se faire sa propre opinion. Une position de retrait volontaire de la part de l’auteur: "On a des images préconçues des Chinois. Par exemple, on juge le pays sur son manque de propreté, les gens qui crachent partout, l’hypocrisie, etc. Si on s’arrête à ça, c’est qu’on n’a rien vu, rien compris."

D’où l’importance du regard et l’importance de mettre de côté "notre grille culturelle et subjective". "J’ai croisé beaucoup d’étrangers qui vivent en Chine et qui ont un discours de haine envers les Chinois… Je ne pense pas les avoir compris. C’est une mentalité, une vie trop différentes des nôtres. Mais la première chose à constater, c’est qu’on ne peut pas tout comprendre: par contre, on peut au moins observer. J’ai vraiment essayé d’être un témoin, et d’amener le lecteur dans cette voie: lui montrer que tout est une question de perception rétinienne…"

Shenzhen
Éd. L’Association, 2000, 150 p.