Léo-Paul Lauzon : Le monde selon Lauzon
Qualifié de bouffon par les uns, de comptable marxiste par les autres, le moins que l’on puisse dire, c’est que LÉO-PAUL LAUZON est une figure colorée du milieu universitaire québécois. Rendu célèbre par ses coups de gueule retentissants, le prof n’a toujours pas l’intention de se taire…
Il fut un temps où on le voyait sur toutes les tribunes; dans les médias écrits et électroniques, consultant pour divers partis politiques, conférencier… Aujourd’hui, même si ses diatribes n’ont plus le même écho, Léo-Paul Lauzon, professeur au département de comptabilité de l’Université du Québec à Montréal et titulaire de la Chaire d’études socio-économiques de la même institution (qu’il a fondée en 1996 et dont la mission est de jeter un regard critique sur le modèle néo-libéral de mondialisation), continue néanmoins de consacrer ses énergies à dénoncer l’injustice sociale sous toutes ses formes.
Le prof, comme on se plaît à l’appeler, prend toujours un malin plaisir à jeter des pavés (et des gros) dans la marre de tous ceux qu’il considère comme les chantres du néo-libéralisme, et dont le vocable de croissance économique, de compétitivité, de déficit zéro et de flexibilité du travail, qu’il décrie comme autant de sophismes, lui donne de l’urticaire. Mais, plus encore peut-être que ses positions, son style coloré, parfois échevelé, son verbe acerbe, teinté d’ironie et de sarcasmes, dérange. Afin de soutenir ses charges, il lançait récemment Contes et comptes du prof Lauzon, qui rassemble ses chroniques publiées dans divers médias communautaires depuis 1997.
Entre une bière à la Taverne du Village avec Pierre Falardeau et une partie de pétanque en compagnie de Michel Chartrand, avec lesquels il passe ses temps libres, nous l’avons rejoint par téléphone à sa maison de Sainte-Marguerite dans les Laurentides. Détendu et de belle humeur au début de l’entretien, Lauzon ne tardera pas à s’enflammer (sinon à exploser) à mesure que l’on entrera dans le vif du sujet.
Du "faubourg à m’lasse" à l’UQAM
Lauzon n’est pas issu d’un milieu aisé. Sa jeunesse, dans le Montréal des années 50, se passe à l’aune de la pauvreté et de la violence familiale. Est-ce que cela explique sa rage contre les injustices sociales? "J’imagine que oui… peut-être. Nous vivions dans le quartier centre-sud, connu sous le nom de "faubourg à m’lasse", où il y avait beaucoup de working poors…Je me rappelle comment c’était humiliant de recevoir des paniers de Noël."
Néanmoins, Lauzon poursuit son cheminement jusqu’à l’Université de Montréal où il entre en 1964. De son propre aveu, c’est plus par hasard que par choix qu’il deviendra comptable: "Je devais travailler le jour pour payer mes études, et, comme les cours de comptabilité étaient les seuls qui se donnaient le soir, j’ai opté pour cette voie."
Après six ans d’études, il obtient en 1970 un diplôme de comptabilité général au HEC. En 1973, il complète son MBA, à la même institution. Excellent étudiant, il termine premier au Québec et au Canada à l’examen final CMA en 1974. Résultat: quand il sort de l’université, il est tout sauf un révolutionnaire. "À 23 ans, j’étais un zombie, je n’avais à ce moment-là aucune pensée critique ou sociale, mais en comptabilité, j’étais bon." Ironiquement, son premier emploi, il le décroche… à la Banque nationale du Canada, de 1964 à 1965. Puis, il est engagé comme professeur à l’UQAM en 1973. Il obtient, en 1980, un doctorat en sciences de la gestion de l’Université de Grenoble en France.
Prise de conscience
Malgré ses prises de position, Lauzon trouve aujourd’hui ridicule qu’on le qualifie de marxiste (même s’il en reprend parfois la terminologie et qu’il ne cache pas sa grande affection pour Castro et Cuba). Il jure n’avoir jamais pris part au mouvement de contestation des années 1960, n’avoir pas adhéré aux groupuscules marxistes-léninistes, trotskistes ou maoïstes. L’agitation de 1968, c’est confortablement assis dans les bureaux de Samson, Bélair, Deloïte & Touche qu’il l’a vécue; comme organisation de gauche, on a vu mieux…
"Je crois que beaucoup de majorettes du patronat me comparent à Marx pour faire peur au monde ordinaire."
En fait, ce n’est qu’à son arrivée à l’UQAM en 1973 qu’il fera, presque par hasard, connaissance avec la pensée critique. "Au département de comptabilité, j’étais bien sûr dans un milieu de droite. Mais, lors des réunions de professeurs, j’ai commencé à m’imprégner de la pensée de gauche en écoutant des gars comme Jean-Marc Piotte, Michel Bernard ou Louis Gill. J’aimais leur discours, je les trouvais articulés et intéressants."
Cependant, Lauzon ne s’attardera pas, comme certains de ses collègues des sciences sociales, à des démonstrations théoriques ou à des critiques globales du système capitaliste. Il demeure un comptable, un gars de chiffres. Ses études empiriques porteront, chaque fois, sur des cas particuliers. Au fil des ans, il poursuit ses recherches et publie 16 livres, seul ou en collaboration. Il lutte contre les privatisations et mène des études socio-économiques sur plusieurs entreprises (Ogivar, Vidéotron, Bombardier, Esso, etc.), en s’affairant à mettre au jour les privilèges (subventions, congés fiscaux, reports d’impôts) qui leur sont consentis par l’État, ainsi que les profits substantiels qu’elles engrangent, sans que, en contrepartie, une contribution sociale raisonnable ne leur soit imposée. C’est ce constat qui deviendra rapidement son cheval de bataille. "Je ne dis pas non au commerce, je ne suis pas contre le principe du marché, mais simplement, celui-ci doit avoir une fonction sociale. Est-ce si difficile à comprendre?" demande-t-il.
Les impôts de la colère
Quoi qu’il en soit, les positions de Lauzon apparaissent aujourd’hui en porte-à-faux par rapport au discours des économistes, des politiciens et des gens d’affaires. C’est qu’alors qu’il semble y avoir consensus autour d’enjeux tels les baisses d’impôts pour les particuliers, le déficit zéro, les partenariats public-privé, les subventions ou les congés fiscaux aux entreprises, il soutient, d’une part, que toutes ces mesures s’avèrent souvent socialement inefficaces, car elles ne profitent avant tout qu’aux mieux nantis, d’autre part, et là est l’essentiel, que cela constitue une diversion, faisant écran au problème de fond qui est celui du laxisme qui perdure sur le plan de la ponction fiscale des entreprises.
"J’ai le droit de me poser des questions sur la logique selon laquelle [pour les entreprises] payer un million de dollars en impôts, ça nuit à la compétitivité, mais verser un, deux, voire trois millions en dividendes aux actionnaires, ça c’est bon!"
Résolument attaché aux acquis de l’État providence, Lauzon est d’avis que le véritable enjeu est donc d’établir des règles strictes (impôt minimum pour les entreprises, fin de l’évasion fiscale) afin de faire contribuer, de façon notable, les entreprises à la caisse de l’État. Cela permettrait de cesser de dilapider la richesse collective, de récupérer des sommes colossales, alors qu’en santé, tout particulièrement, les besoins demeurent criants et que la pauvreté des enfants, qui a augmenté de 60 % entre 1989 et 1996, atteignait en 1998 1,5 million d’enfants au pays, soit 1 sur 5. Pendant ce temps, le Canada et le Québec sont parmi les rares États occidentaux à ne pas avoir d’impôt minimum sur les compagnies (même les États-Unis en ont un), tandis que 90 % de la charge fiscale est le lot des particuliers. "Quand Paul Martin et Bernard Landry nous disent que les entreprises paient le taux statutaire d’imposition de 46 %, c’est des ostie de menteurs! Selon mon étude empirique de 1999, qui n’est guère contestée, les 800 plus grandes entreprises canadiennes ont payé 10,2 % d’impôts après toutes les mesures [reports d’impôts, remboursements et crédits fiscaux…] leur étant favorables", hurle Lauzon.
Aussi, le discours des entreprises, qui souvent se plaignent de ne pouvoir assumer, au nom de la compétitivité, une charge fiscale trop lourde, n’est que pure démagogie pour Lauzon. "En ce moment, je fais une étude sur les compagnies pharmaceutiques et leurs profits; Merck Frost, par exemple, a réalisé l’an passé un taux de rendement après impôt de 45 %. C’est criminel, on devrait les emprisonner! Et dire que les gouvernements sont complices de tout ça…", de dire Lauzon. Autre exemple frappant de déséquilibre: les trois grandes pétrolières, Shell, Ultramar et Esso, qui contrôlent 75 % du volume des ventes de gros au pays, ont fermé 41 % de leurs stations-services et mis à pied 48 % de leurs employés de 1992 à 1999, tout en redistribuant, de 1994 à 1997, 6,6 milliards $ à leurs actionnaires…
Mais les gouvernements ont-ils vraiment le choix de leur politique fiscale dans le contexte de mondialisation? "Ils ont des contraintes, mais ils pourraient exiger un taux d’impôt minimal de 20 %, fédéral et provincial combinés; c’est pas exagéré, il me semble?"
"Si le travail au noir, c’est du vol, alors l’évasion fiscale des compagnies, c’est un hold-up organisé, légalisé, légitimé."
Quand on se risque à lui demander si ce sont les profits et les privilèges des "gros" qui l’enragent autant, le prof explose littéralement. "Oui, mais surtout la pauvreté persistante qu’on essaie de cacher et qui y est liée. Tous les téléthons, guignolées, paniers de Noël et autres mascarades m’écoeurent, parce qu’on oublie que les gens sont pauvres à l’année. À côté de ça, il y a aussi les pantins qui donnent des cours de positivisme, les "quand tu veux, tu peux" à la Sylvie Fréchette, ou le jovialiste Jacques Demers qui dit qu’il a commencé comme chauffeur de camion chez Coca-Cola. Pis encore, quand je vois des petits affairistes comme le gros Russe André Bérard de la Banque nationale, avec son fonds de pension de 1 million $ par année, dire qu’il faut laisser les pauvres s’arranger tout seuls… Crisse, y’a des gens qui ont des contraintes au départ! Ce discours me fait vomir", vocifère le prof.
Et le discours critique?
Lauzon déplore le conformisme ambiant face à toutes ces iniquités, la presse, en particulier, serait de façon générale, trop conciliante et n’assumerait pas suffisamment son rôle de chien de garde de la démocratie. "Je ne dis pas qu’il n’y a pas de bons journalistes dans chacun des quotidiens, mais de façon globale, la presse d’ici me déçoit. En France, la presse de droite, Le Figaro ou Le Parisien, reçoit la réplique du Canard enchaîné, de Charlie Hebdo ou de Libération. Je pense que c’est ça, une saine démocratie." Même les États-Unis, qui ne sont pas un modèle de société pour Lauzon, auraient des médias plus critiques face au discours dominant qu’ici. "Ils ont des journaux comme le New York Times, le Washington Post ou mieux encore, le Business Week. Dernièrement, ce dernier critiquait le diktat des grandes compagnies pétrolières, les baisses d’impôts qui ne profitent qu’aux nantis, les sweatshops des compagnies américaines… Maudit, ils sont plus à gauche que moi."
"Je ne peux pas dire qu’il y a des débats quand je vois le nombre d’articles que nous, de la Chaire d’études socio-économiques, envoyons aux journaux et qui ne paraissent jamais, ou encore le nombre d’émissions de télévision et de radio où je suis barré."
Un peu d’espoir…
Est-ce qu’on ne devient pas écoeuré de ne pas être pris plus au sérieux malgré nos démonstrations, d’être traité de bouffon? "Qu’on me crie des noms ou qu’on essaie de me ridiculiser, je m’en fous, 53 % de la population gagne moins de 20 000 $ par an, c’est ça qui est triste. Mais quand je dénonce les profits mirobolants de l’industrie pharmaceutique, quand je crie contre l’évasion fiscale et les cartels… crisse, ça ne prend pas la tête à Papineau! Moi je dis: "Attaquez-moi sur le fond", mais personne n’ose le faire, ni s’en prendre à mes études ou me poursuivre, parce que j’ai raison et que je dérange."
Mais est-ce que son style ne lui nuit pas un peu, n’aurait-il pas avantage à s’assouplir? "Peut-être… mais je suis comme ça, je m’habille comme ça et je parle comme ça. J’aurais pu avoir des jobs à la télévision si j’avais changé mon look. De toute façon, pour les groupes d’extrême gauche, je suis à droite; pour les gens de droite, je suis à gauche; pour les comptables, je ne fais pas comptable; pour les universitaires, je ne fais pas universitaire; les grands syndicats et les médias trouvent que je ne fais pas assez sérieux, alors…" A-t-il des alliés? "Oui, les groupes et les journaux communautaires, les étudiants, les petits syndicats, comme les Cols bleus de la Ville de Montréal."
On observe en ce moment la montée de ce que l’on nomme "la nouvelle gauche"; éclectique, elle n’est pas portée, comme jadis, par des intellectuels universitaires, mais par les Duhamel, Singh, Klein, Bové et autres. Cela lui redonne un peu d’espoir? "Oui, ça c’est encourageant, mais il faudra être patient. Au plan politique, l’arrivée de l’Union des forces progressistes est un autre bon signe, mais il faudra d’abord évacuer toutes les "chapelles" communistes. Ensuite, il va falloir du travail et l’appui d’un média critique…"
Contes et comptes du prof Lauzon
de Léo-Paul Lauzon
Lanctôt éditeur
2001, 244 pages