Se perdre : Annie Ernaux
Les écrivains sont tous un peu pornographiques de nature. Ils s’exposent en public. Et c’est bien, en partie, ce qu’on attend d’eux.
Mais Annie Ernaux est singulièrement plus pornographique que d’autres.
Les écrivains sont tous un peu pornographiques de nature. Ils s’exposent en public. Et c’est bien, en partie, ce qu’on attend d’eux.
Mais Annie Ernaux est singulièrement plus pornographique que d’autres. D’abord parce qu’elle relate sa vie. Comme dans ce nouveau titre, Se perdre, où elle livre sans les avoir retravaillées les pages de son journal intime, écrites au moment d’une relation qui dura un an avec un homme marié (une histoire qu’elle a d’abord racontée dans Passion simple, en 1992).
"Vendredi 12. 11 h 45. Il est venu, est resté cinq heures. (…) Quatre fois l’amour, de manière différente. (Chambre, sodomie, après beaucoup de lentes caresses – canapé du bas, missionnaire tendre aussi – chambre, si émouvante, "je vais mettre mon sperme sur ton ventre" – le canapé, en levrette, si bien accordée)." Parler de cul, de sodomie, quand on est aujourd’hui une madame de près de 60 ans affichant pas mal de critères de respectabilité (on a écrit un beau livre sur sa maman, un autre sur son papa, on lunche à l’Élysée, on porte des beaux tailleurs, et on fait Apostrophes), c’est une chose. Mais ce n’est sans doute pas ce qui explique, comme l’a écrit Pierre Foglia dans une chronique (La Presse, 3 avril 2001), que "le dernier livre d’Annie Ernaux – Se perdre – a fait l’unanimité contre lui" (une déclaration un peu rapide, soit dit en passant).
Annie Ernaux pourrait se faire sodomiser tous les jours jusqu’à sa mort que ça ne dérangerait personne. Mais qu’elle expose son désarroi quotidien, c’est autre chose. Car avec le journal intime, on n’y échappe pas: voici chaque heure dans la vie d’une femme totalement éprise d’un homme qui affirme bientôt ne plus pouvoir venir – mais quand? – l’aimer à la folie, pendant une heure, deux, trois, elle ne le sait jamais. Elle sait seulement que ça va finir.
Se perdre est "un document exceptionnel, fascinant et accablant" (Josyane Savigneau dans Le Monde, 16 février 2001). Accablant. Car il y a pas mal de choses qui vont irriter beaucoup de lecteurs ici.
Pendant plus d’une année, Annie Ernaux ne vivra que pour le coup de téléphone de son amant, pour ses visites, s’abandonnant à des gestes enfantins – allumer des cierges, jeter des pièces dans les chapeaux des mendiants comme s’ils étaient des puits de souhaits – pour garder l’espoir d’une visite prochaine. "Jeudi 28. 10 h 10. Hier, appel à dix heures. Donc, depuis douze heures pleines, "j’ai quelque chose". Je veux dire que cette attente de le voir est une possession, un bien, et que le reste du temps, je "n’ai rien". Il faut juste "être", si difficile."
On a parfois envie de lui conseiller un bon psy, à Annie Ernaux. Mais ce serait trahir la beauté de cette histoire. Un document accablant. Parce que sans raison. "Cela commence par un caprice, un pur désir de peau pour une nuit, et cela finit dans la douleur blanche, muette." Pas étonnant que des lecteurs soient contre.
Éd. Gallimard, 2001, 294 p.