Quel Canada pour les Autochtones? : J'accuse!
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Quel Canada pour les Autochtones? : J’accuse!

Avocate spécialisée en droits de la personne, et en droit relatif aux Autochtones, RENÉE DUPUIS signe un essai percutant sur la situation des Amérindiens au Canada. Pour faire le point sur leur situation, et brasser la cage de nos idées reçues, nous l’avons jointe à Québec, où elle réside.

Depuis 25 ans, Renée Dupuis étudie la condition amérindienne, et elle a déjà publié trois autres ouvrages sur la question. Elle travaille aujourd’hui à la Commission des revendications des Indiens, où elle évalue les demandes des Autochtones qui ont été rejetées. Pour elle, le Canada héberge deux mondes: celui des Canadiens, et celui des Autochtones. Dans le plus beau pays du monde, ceux-ci sont traités comme des mineurs, et victimes de discrimination.

Or, à la faveur d’une conscientisation internationale quant au traitement des Autochtones par les peuples colonisateurs (voilà un avantage de la mondialisation!), les questions se posent aujourd’hui autrement: en effet, qui croit encore qu’il n’y a qu’un seul point de vue sur l’Histoire? Que l’impérialisme occidental ayant fleuri dans le Nouveau Monde est sans conséquence pour les peuples autochtones? Des dinosaures…

L’essai de Dupuis, Quel Canada pour les Autochtones? La Fin de l’exclusion, jette donc un éclairage nouveau sur des problèmes qui durent depuis trop longtemps.

Le tiers-monde chez soi
Chez les Indiens (c’est l’auteure qui les désigne ainsi), l’espérance de vie est plus courte, la scolarisation est terriblement faible, sans parler du taux de suicide, affolant, anormalement élevé, selon les mots de Dupuis. C’est que leur situation est elle-même "anormale". L’auteure n’hésite pas à qualifier les communautés autochtones de "tiers-monde" dans notre propre pays. "Cette expression n’est pas la mienne, précise Renée Dupuis, mais je la reprends à mon compte pour montrer que lorsqu’on regarde les statistiques sur les conditions de vie des Indiens au Canada, on ne peut que faire ce malheureux constat. Le pire, c’est que j’ai l’impression que l’on est plus facilement ému lorsqu’on évoque le tiers-monde ailleurs dans le monde que chez nous. C’est scandaleux!"

L’indignation est palpable tout au long des pages de cet essai, qui fait le bilan des lois canadiennes et de leurs conséquences sur les Autochtones. Et il y a de quoi se révolter devant tant d’injustice, de mauvaise foi, et d’indifférence. Dupuis démontre comment les choix politiques ont façonné la situation des Indiens d’aujourd’hui. "Certains d’entre nous disent par exemple qu’ils ne sont pas responsables de ce qu’ont fait leurs ancêtres, et que nous devons vite passer à un autre débat. Je dis que c’est faux: notre gouvernement, que nous avons élu, a pris des dispositions, a décidé pour les communautés. Il faut donc en débattre."

Parmi les choix politiques évoqués par l’auteure, la tutelle des Indiens par le gouvernement fédéral demeure certainement le plus contesté par les Autochtones, et le plus dommageable. "La tutelle, c’est évidemment décider pour les autres. Et parmi ces décisions, il y a eu les déplacements de populations. Ces déplacements ont eu des conséquences catastrophiques. Vous avez le cas des Montagnais, sur la Basse-Côte-Nord, qui étaient chasseurs, et qui venaient vendre leurs peaux, au bord du fleuve, pendant les mois d’été. On a choisi de les sédentariser, et de créer une réserve. Mais tout cela sans consultation et avec beaucoup de légèreté… C’est ce que je reproche au gouvernement: on déplace des groupes d’un bord à l’autre du pays pour des raisons diverses telles que la construction de barrages, des coupes forestières, des pratiques d’agriculture; bref, on décide à notre gré, pour des commodités administratives!"

Tout cela n’est pas humain. La Commission canadienne des droits de la personne a fait enquête sur les Innus Mushuau, déplacés au milieu du XXe siècle. Les ravages entraînés par les changements de mode de vie et le déracinement sont, selon les enquêteurs, une violation de leurs droits fondamentaux. L’exemple de Davis Inlet, dont l’histoire a fait le tour des télévisions internationales, illustre le sort tragique réservé à ces Innus, dont le taux de suicide est le plus élevé au monde, selon plusieurs observateurs, dont le groupe Survival, qui publiait un rapport en 1999 au titre révélateur: Le Tibet canadien: le massacre des Innus.

À l’issue de la Commission royale sur les peuples autochtones, un rapport spécial sur la question du suicide, Choisir la vie, publié en 1995, relatait le témoignage d’un chef innu-montagnais sur la menace d’un "suicide collectif". ""Ce genre de suicide peut prendre plusieurs formes et plusieurs indices peuvent en être précurseurs: la crise d’identité, la perte de fierté, la dépendance dans tous les sens, le reniement de nos coutumes et de nos traditions, la dégradation de notre environnement, la perte de notre langue (…), etc."" Bref, un monde qui pourrait disparaître sous nos yeux…

Des Indiens du XXIe siècle
Dans son essai, Renée Dupuis plaide pour une relecture de l’Histoire qui tiendrait compte du point de vue autochtone. Mais comment, concrètement, celui-ci aurait-il pu être traduit, alors que les Autochtones avaient une culture orale? Comment leur point de vue se serait-il manifesté? "D’abord, il faut arrêter de considérer qu’il n’y a qu’un seul point de vue. D’ailleurs, les textes des jésuites nous démontrent bien qu’il existait déjà des guerres entre nations pour l’occupation des territoires avant que les colons n’arrivent. Ensuite, il faut peut-être faire un effort: en archéologie, il reste beaucoup de travail pour comprendre comment vivaient les peuples autochtones; mais pour cela, une volonté est nécessaire. L’autre chose qui serait, selon moi, un minimum: réexaminer les textes historiques sous un autre angle, se débarrasser de notre perspective du conquérant venu dominer un pays."

C’est que les préjugés sont tenaces. "J’entendais l’autre jour un historien à la radio qui évoquait un chef huron dont la participation avait été déterminante pour la paix entre la France et les nations autochtones en 1701; cet historien a traduit le nom du chef, qui signifiait en français "Rat". Et il a ajouté: "Avec ce mot, on a tout dit." Moi je m’insurge contre ce genre de raisonnement; non, on n’a pas tout dit! Le mot "Rat", pour la nation dont il parlait, renvoyait à l’appellation d’un clan, cela n’avait rien à voir avec un trait de caractère. Or, sans contextualisation, sans explication, on ne fait que perpétuer les préjugés."

Ce qui explique en partie pourquoi le citoyen canadien trouve presque normal que les communautés amérindiennes aillent mal. Un ixième reportage sur le suicide des enfants au Labrador? Que voulez-vous, ils sont si malheureux… "Cela m’indigne! lance l’auteure. Je ne comprends pas cette attitude à accepter pour d’autres ce que l’on refuserait pour nous-mêmes." D’autant plus que ces gens-là n’ont rien demandé: ni de se faire relocaliser, ni d’être pris en charge par d’autres, ni de rester fixés à la préhistoire. "Contrairement à ce que l’on croit, les Indiens veulent vivre au XXIe siècle, avec des moyens. Eux non plus ne veulent plus que leurs enfant meurent de maladie ou de faim. Il faut arrêter de les figer au XVIIe siècle."

En fait, comme le soutient Renée Dupuis, nous avons peut-être plus de points en commun qu’il n’y paraît. "Nos cultures, dites blanche et autochtone, ne sont pas irréconciliables, dit-elle. Il faut essayer de voir les aménagements possibles d’un côté comme de l’autre; et surtout, profiter du fait que plusieurs nations veulent tendre la main pour que l’on trouve ensemble de nouvelles solutions." Par exemple, plusieurs politiciens sont contre la redistribution des richesses de l’État vers les groupes autochtones, à la manière de la péréquation pour les provinces. "Mais pourquoi? Peut-être avons-nous là une solution. Et sur la question de l’exemption de taxes, peut-être y aurait-il moyen pour eux de se financer autrement? Selon moi, il faut agir vite, pour profiter de la crédibilité qu’ont encore les chefs auprès de leurs communautés."

Renée Dupuis donne plusieurs exemples dans son livre de cette gestion à la pièce qui ruine à la fois le gouvernement (donc nous) et à la fois les cultures autochtones. "Il faut intervenir pour des raisons économiques, mais surtout pour des raisons humanitaires. On admet trop facilement la détresse des Indiens. On dirait qu’on accepte que ce soit leur destin."

Or, tout le monde le sait, la misère n’est pas inscrite dans les gènes. Ni chez les Autochtones, ni chez nous.

Quel Canada pour les Autochtones?
La Fin de l’exclusion
de Renée Dupuis
Éd. du Boréal, 2001, 174 p.

Quel Canada pour les Autochtones?
Quel Canada pour les Autochtones?
Renée Dupuis