Dernier Inventaire avant liquidation : Lire et délire
La littérature est-elle désuète? FRÉDÉRIC BEIGBEDER, la vedette de l’heure, a recours à tous les procédés pour intéresser tous les publics. À preuve: ce livre dans lequel il commente le palmarès des 50 meilleurs livres du XXe siècle choisis par 6000 Français.
Le titre de ce nouveau livre de Frédéric Beigbeder (méchamment surnommé par ses détracteurs "la pute à 99 francs") est-il prophétique? En tout cas, l’auteur s’éreinte à défendre dans son essai la littérature, et à faire l’éloge du pouvoir des livres.
En 1999, 6000 Français ont choisi parmi 200 oeuvres, présélectionnées par des libraires et des critiques, les 50 meilleures d’entre elles (les bulletins étaient distribués par la FNAC et le journal Le Monde). Comme la chanson, la littérature aurait son top 50. Malgré ce qu’on redoutait, la moitié des livres choisis ne sont pas français – mais aucun n’est québécois ni canadien non plus. Entre le 50e, Nadja d’André Breton, et le no 1, L’Étranger de Camus, Beigbeder commente cet assortiment de manière très personnelle, et, comme toujours, pleine d’esprit.
Il avoue dans son introduction qu’il aurait également choisi Houellebecq et Kerouac, et qu’il profite de cette tribune pour refaire sa réputation (de légèreté, d’esbroufe, un beau parleur qui ne connaît rien, comme l’écrivent plusieurs journalistes dans la presse française). "Parler de littérature n’est pas chose aisée. On se retrouve souvent avec quelques messieurs pérorant autour d’une table (…). Ou alors on devient un jeune chroniqueur arrogant comme moi: l’insolent de service, le contestataire de salon. Comment changer cela?" En prouvant qu’il est aussi un lecteur qui aime vraiment les livres, et les connaît.
Mais, en homme de médias qui veut garder l’attention de ses spectateurs, le critique ne dissèque pas l’oeuvre; il la met plutôt en perspective (quelques pages par titre) avec son époque, puis avec la nôtre. "Par la faute de Proust, un paquet d’auteurs français se croient obligés de faire de longues phrases sur leur maman pour sembler intelligents; à cause de Joyce, n’importe quel imposteur se croit poète quand il est juste illisible." Puis, Faulkner aurait innové dans le style "Sud profond", avec ses meurtres, incestes et fermiers alcooliques.
Bien sûr, tout cela est caricatural mais le livre ne se veut pas un traité de littérature; plutôt un commentaire critique écrit en humant l’air du temps. On y trouve également des vérités que tout le monde pense sans oser les dire (Sartre est ennuyant, Autant en emporte le vent est un navet, la poésie de Prévert est "simplette", "démago", "nunuche", etc.).
Beigbeder, confessant qu’il n’avait pas lu tous les livres choisis, a fait ses devoirs et relu les titres qui se trouvent sur ce palmarès. Sur Bernanos: "(…) contrairement à mes préjugés (Bernanos le grand pamphlétaire catholique bla bla bla au secours), j’ai été frappé par une oeuvre envoûtante et hallucinée, d’une violence âpre et sacrée. L’Exorciste peut aller se rhabiller!"
L’écran magique
Si Beigbeder donne souvent dans l’anecdote, on sent également qu’il essaie désespérément de garder toute l’attention de son lecteur: beaucoup d’apostrophes ("essayez de suivre, s’il vous plaît"), de divertissement, au cours desquels il nous raconte par exemple ses apéros avec Kundera au Lutétia; bref, il est bien loin des textes et donne dans ce que les Français appellent avec délice le people. Tout cela est-il vraiment pertinent?
N’en déplaise en tout cas aux puristes, c’est aussi ce que faisait Pivot, en invitant des gens à venir raconter leur vie, et en se montrant à la caméra. Le rôle d’un écrivain n’est pourtant pas de passer à la télé: sa matière à lui, ce sont les phrases, les mots, le sens. Tout le contraire de l’image, de la rapidité, du 10 minutes pour parler de son livre. Pourtant, un écrivain d’aujourd’hui n’a-t-il pas plus de chances de vendre son livre s’il est télégénique? Et pourtant, quel rapport avec l’oeuvre?
Beigbeder exploite ce filon, et essaie, dans Dernier Inventaire avant liquidation, de donner vie à des fantômes, de montrer aussi, en racontant (beaucoup) sa vie, comment les livres ont changé le cours de son existence. "Les livres comme Ulysse sont très rares et très précieux. On n’a pas l’impression de lire Ulysse mais de l’écrire dans sa propre tête autant que l’auteur dans la sienne (…). Ulysse est sans doute un des romans que j’ai le plus détestés et pourtant c’est aussi l’un de ceux auxquels je pense le plus souvent. Quand je l’ai refermé avec soulagement, je savais que je ne serais plus jamais le même."
Didactique, Beigbeder étudie, analyse, attaque. Mais ce qu’il montre surtout, c’est que derrière les livres, il y a des hommes et des femmes (quelques-unes dans ce top 50), des écrivains, des éditeurs, des lecteurs, des stars qui forment une constellation dans laquelle baigne notre société; et on ne lit jamais une oeuvre sans toutes ces références que sont aussi la guerre, la religion, le sexe, la psychanalyse, la politique, l’histoire, notre propre vie, ou encore la télévision.
D’ailleurs, son livre est télévisuel. On le sait, Beigbeder connaît le langage de la pub, la phrase punchée, la comparaison incongrue mais hilarante. Sa rhétorique n’est pas littéraire, elle est publicitaire. Parfois, on a l’impression qu’il pousse trop loin, qu’il parle trop de lui, qu’il cherche absolument les images drôles. Bref, sa marque de commerce lui colle à la peau.
Mais à l’heure où l’on déplore le peu de place fait à la littérature, et à la culture en général (celle que procurent les livres, d’ailleurs), peut-on vraiment se priver d’un si bon vendeur?
Dernier Inventaire avant liquidation
de Frédéric Beigbeder
Éd. Grasset, 2001, 222 p.
Le Top 50 FNAC / Le Monde
1- L’Étranger, d’Albert Camus
2- À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust
3- Le Procès, de Franz Kafka
4- Le Petit Prince, d’Antoine de Saint-Exupéry
5- La Condition humaine, d’André Malraux
6- Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline
7- Les Raisins de la colère, de John Steinbeck
8- Pour qui sonne le glas, d’Ernest Hemingway
9- Le Grand Meaulnes, d’Alain-Fournier
10- L’Écume des jours, de Boris Vian
11- Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir
12- En attendant Godot, de Samuel Beckett
13- L’Être et le Néant, de Jean-Paul Sartre
14- Le Nom de la rose, d’Umberto Eco
15- L’Archipel du Goulag, d’Alexandre Soljenitsyne
16- Paroles, de Jacques Prévert
17- Alcools, de Guillaume Apollinaire
18- Le Lotus bleu, d’Hergé
19- Journal, d’Anne Frank
20- Tristes Tropiques, de Claude Lévi-Strauss
21- Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley
22- 1984, de George Orwell
23- Astérix le Gaulois, de Goscinny et Uderzo
24- La Cantatrice chauve, d’Eugène Ionesco
25- Trois Essais sur la théorie sexuelle, de Sigmund Freud
26- L’Ouvre au noir, de Marguerite Yourcenar
27- Lolita, de Vladimir Nabokov
28- Ulysse, de James Joyce
29- Le Désert des Tartares, de Dino Buzatti
30- Les Faux-Monnayeurs, d’André Gide
31- Le Hussard sur le toit, de Jean Giono
32- Belle du seigneur, d’Albert Cohen
33- Cent Ans de solitude, de Gabriel García Márquez
34- Le Bruit et la Fureur, de William Faulkner
35- Thérèse Desqueyroux, de François Mauriac
36- Zazie dans le métro, de Raymond Queneau
37- La Confusion des sentiments, de Stefan Zweig
38- Autant en emporte le vent, de Margaret Mitchell
39- L’Amant de lady Chatterley, de D.H. Lawrence
40- La Montagne magique, de Thomas Mann
41- Bonjour tristesse, de Françoise Sagan
42- Le Silence de la mer, de Vercors
43- La Vie mode d’emploi, de Georges Perec
44- Le Chien des Baskerville, d’Arthur Conan Doyle
45- Sous le soleil de Satan, de Georges Bernanos
46- Gatsby le magnifique, de Francis Scott Fitzgerald
47- La Plaisanterie, de Milan Kundera
48- Le Mépris, d’Alberto Moravia
49- Le Meurtre de Roger Akroyd, d’Agatha Christie
50- Nadja, d’André Breton