Les Roses d’Atacama : Sauvez notre âme
Le dernier livre du grand écrivain Luis Sepúlveda raconte la vie des petites gens, dont l’humanité est inspirante. Un peu de fraîcheur dans ce monde qui est un désert de feu et de sang.
Atacama est le nom d’un désert qui s’étend au nord du Chili. Une fois par année, à l’aube du 31 mars, le sol s’y couvre de fleurs rouges qui seront brûlées par le soleil avant le milieu de la journée. On les appelle les roses d’Atacama. Luis Sepúlveda a eu raison de faire de leur nom le titre de son plus récent bouquin. La trentaine "d’Histoires marginales" qui y sont rassemblées sont comme autant de roses d’Atacama: des merveilles passagères surgissant au sein d’un univers d’aridité.
Sepúlveda fait sienne la leçon d’économie d’Ernest Hemingway: "Une raie de moins ne change pas la peau du tigre, mais un mot de trop tue n’importe quelle histoire." La plupart des récits qui composent Les Roses d’Atacama s’étendent sur tout au plus trois ou quatre pages. Cependant, ils ont souvent plus de poids que bon nombre de romans.
Un de ces textes évoque l’immense respect que méritent toutes les forêts du monde, tel que l’exprime cet Indien d’Amazonie qui rappelle tous les soirs à son canot l’arbre qu’il a été. "Je t’ai trouvé quand tu n’étais pas plus gros qu’une branche, […] j’ai orienté la verticalité de ton tronc et, en t’abattant pour que tu sois mon prolongement dans l’eau, j’ai tracé à chaque coup de hache une cicatrice sur mes bras."
Un autre raconte la vie de Fernando, un chien esseulé à la suite du décès de son maître et pris en charge par les habitants d’un village qui, après la mort de la bête, lui érigent un "monument qui se dresse en face de la mairie, mais lui tournant le dos, c’est-à-dire montrant son cul au pouvoir".
Il y a l’histoire de ce dénommé Lucas, qui découvre, au contact des gens de la Patagonie, pour quelle raison on se doit d’apporter du bois de chauffage à une personne qui en manque. "Parce qu’il fait froid. Pour quoi d’autre, sinon?" Quelques années plus tard, ce même Lucas entreprend de s’opposer à la "sinistreuse rumeur des tronçonneuses" qui commencent à dévaster les forêts de sa région d’adoption. À ceux qui lui demandent alors pourquoi il veut "sauver le bois", il répond: "Parce qu’il faut le faire. Pour quoi d’autre, sinon?"
Et celle de Fritz Niemand, qui a été torturé par la Gestapo alors qu’il était enfant et qui est devenu aveugle dans les prisons nazies. Après la guerre, il s’est mis à parcourir l’Allemagne "à la recherche des voix des coupables, du ton des bourreaux, de la respiration des assassins", et a réussi à en dénoncer quelques-uns. Mais ce vieil homme a récemment recommencé à vivre dans la peur: son oreille lui permet de témoigner du fait "que les voix des tortionnaires se multipli[ent]" avec le retour d’une extrême droite qui recommence à "abo[yer] ses anciens slogans d’horreur".
Dans Les Roses blanches de Stalingrad, Sepúlveda admet qu’il n’a "jamais su si Moscou était une belle ville, car la beauté des villes n’existe que reflétée dans les yeux de ses habitants, et les Moscovites regardent obstinément le sol, comme s’ils cherchaient une inutile terre perdue sous leurs pieds". Et il nous fait saisir toute l’ampleur de la catastrophe qui frappe l’ex-Union soviétique telle qu’elle s’incarne dans le sort d’une vieille dame qui "survit avec une pension de moins de quatre dollars et vend ses souvenirs dans une rue de Moscou": les photos qu’elle a conservées du temps où elle était la mécanicienne d’une escadrille d’avions pilotés par des femmes qui ont compté parmi les figures les plus héroïques de la bataille de Stalingrad.
Fort bien traduit de l’espagnol par François Gaudry, Les Roses d’Atacama est un livre touchant, qui nous fait partager la tendresse et l’affection de Sepúlveda pour ces hommes et ces femmes "dont on ne parle pas dans les journaux, qui n’ont pour toute biographie qu’un passage oublié dans les rues de la vie": des petites gens, mais pourtant riches d’une dignité et d’une générosité qui manquent aux grands de ce monde, et dont les existences sont des chants de résistance…
Comme c’est généralement le cas des publications de Luis Sepúlveda, Les Roses d’Atacama est un livre qui se lit d’une traite, mais qu’on referme cependant par moments, le temps de quelques clignements de paupières afin de faire tomber cette foutue poussière qui vient de nous mettre la larme à l’oeil…
Les Roses d’Atacama
de Luis Sepúlveda
Éd. Métailié, 2001, 163 p.