Le Choucas / Premiers Pas : Série noire
Le polar est à l’honneur chez les grands éditeurs européens de bandes dessinées. Deux séries, intelligentes et pleines d’humour, viennent de voir le jour: l’une, Le Choucas, chez Dupuis; l’autre, Premiers Pas, chez Dargaud.
Dans l’univers typé du polar, les créateurs doivent rivaliser d’imagination pour trouver l’intrigue, le héros et le ton qui surpasseront les autres, tout en ne se démarquant pas trop afin de conquérir un lectorat paradoxalement friand de nouveauté et jaloux de ses habitudes. Avec son Choucas, Christian Lacroix, dit Lax, a quant à lui décidé de verser volontairement dans les stéréotypes, mais en les exagérant, par une forme singulière de dérision respectueuse envers un genre qu’il semble fréquenter en spécialiste.
On y appréciera le lyrisme convenu du héros narrateur solitaire, comprenant nombre d’expressions argotiques qui semblent sortir tout droit d’un film américain doublé en France, le flingue côtoyant le costard, l’hosto, le plumard et la calebasse. Comparses obligés du détective, des personnages secondaires savoureux complètent le tableau, du livreur-de-pizzas-ancien-prof-de-lettres au chauffeur de taxi noir dénommé Gabin, sorte d’ange gardien qui arrive toujours au moment où tout semble perdu en demandant simplement: "On va où patron?"
Le Choucas rapplique, premier des trois albums (parus simultanément), nous convie à la genèse, digne des anthologies, de la vocation d’un héros détective. Employé d’usine, celui-ci perd son emploi à la veille de l’an 2000 lorsque les 16 pendules qu’il avait la tâche de remonter quotidiennement sont remplacées par des cadrans sophistiqués ne nécessitant aucun entretien. Rentré chez lui, refusant d’augmenter le rang des exclus, il décide de se recycler dans les investigations, troquant son bleu d’ouvrier contre un costume noir et une chemise jaune qui le font ressembler à un choucas, corvidé de la région alpine. La symbolique de l’oiseau parcourra les trois livres dès ce début, créant un leitmotiv, source d’amusants jeux de mots.
Pour sa première enquête, le privé résoudra le mystère de la disparition d’une vieille dame à la sortie de son club de scrabble. Dans Le Choucas s’incruste, il travaille sur deux affaires dont il comprendra qu’elles sont liées lorsqu’il découvre que ses deux clientes sont deux soeurs partageant un énigmatique passé. Le Choucas enfonce le clou nous le montre retraçant difficilement les élèves de la classe de 1962 de Mademoiselle Méthode, l’album prenant fin par une réunion d’anciens des plus burlesques.
Les enquêtes étant présentées de façon assez traditionnelle, avec entre autres la révélation de la vérité dans un tableau de groupe final, la qualité des albums réside moins dans les intrigues que dans le traitement personnel qu’en propose Lax. Avec son graphisme réaliste d’une grande beauté, son trait anguleux et ses couleurs soignées, l’oeuvre se présente comme un hommage au cinéma du genre (tant aux films de Quentin Tarantino qu’à ceux mettant en vedette Humphrey Bogart). Elle est aussi truffée d’allusions littéraires et les amateurs se plairont à saisir moult références aux classiques de la collection Série Noire de Gallimard, lesquels apparaissent sur la table de nuit du Choucas.
Un Québécois chez Dargaud
Dans tout autre registre, Inspecteur Moroni est l’oeuvre de Guy Delisle, premier Québécois à produire une série chez Dargaud. Premiers Pas nous peint un Moroni anti-héros policier par excellence, jeune nerd maladroit, insomniaque, paranoïaque et obsédé par le respect du code de déontologie. Il fait équipe avec l’inspecteur Blaras, qui, à trois mois de sa retraite, est sur le point de démonter l’organisation d’un coup d’État au Gabon par une puissante compagnie pétrolière. Suivant des hypothèses aussi farfelues qu’erronées, Moroni sera au contraire convaincu de l’implication de son collègue dans une affaire de trafic de carburant et il fera échouer une brillante enquête, permettant aux malfaiteurs de mener à terme leur projet.
Difficile de prévoir où mènera cette série articulée autour d’un protagoniste accumulateur de fiascos, dont la vie personnelle n’est guère plus reluisante (voir le personnage sublime et pathétique de la mère). Mais l’album de Delisle dispose de qualités indéniables, dont la moindre n’est pas ce trait vif, appliqué, qui marquait ses autres oeuvres (Réflexion, Aline et les autres et Shenzhen, parues à L’Association). Maître du détail et du clin d’oeil, l’auteur nous gratifie même d’un autoportrait d’une case, façon Hitchcock, où on le voit, menottes aux poings, dans la salle d’attente du commissariat. À suivre.
Le Choucas, de Lax
Éd. Dupuis, coll. "Repérages", 2001 / trois volumes de 48 p. chacun
Premiers Pas (Inspecteur Moroni, volume 1), de Guy Delisle
Couleurs de Brigitte Findakly
Éd. Dargaud, coll. "Poisson Pilote", 2001, 48 p.