Cinq mouches bleues : Moeurs légères
De sa plume à la fois élégante et des plus alertes, à sa façon de survoler avec une ironie mordante l’intrigue et les personnages qui en sont les jouets, CARMEN POSADAS conduit, dans Cinq mouches bleues, une scintillante étude de moeurs sur la rumeur sociale et la valeur toute relative de la vérité.
Manifestement, l’auteure espagnole Carmen Posadas se délecte des récits de crimes parfaits fortement assaisonnés de comédie de moeurs. Couronné par le Prix Planeta 1998, son second roman, Petites infamies (publié l’an dernier au Seuil, et qui paraît maintenant en format poche dans la collection Points), racontait avec une dextérité savoureuse la fin absurde d’un maître pâtissier qui en savait un peu trop long sur les sales petits secrets de certains de ses clients…
Faisant à son tour l’objet d’une traduction française, Cinq mouches bleues, le premier roman de cette auteure qui a signé plusieurs livres pour enfants, mariait déjà meurtre et peinture sociale. Cette fille d’ambassadeur y croque avec un plaisir aussi raffiné que pervers la "belle société" madrilène.
Tout commence dans un restaurant londonien branché, où Rafael Molinet écoute distraitement son intarissable nièce, Fernanda, se répandre sur le dernier potin qui agite le Tout-Madrid: l’histoire d’un homme absurdement étouffé par une amande alors qu’il était en galante compagnie, et que sa maîtresse aurait laissé mourir, à moins que ce ne soit sa légitime, survenue sur ces entrefaites…
Mais Molinet a d’autres préoccupations. Se relevant à peine d’une dépression consécutive à la mort de sa chère mère, qu’il avait soignée pendant sept longues années, ce gai sexagénaire part le lendemain pour le Maroc. Un voyage qui sera son dernier, puisqu’il a prévu finir en beauté son existence ruinée, en avalant tous ses somnifères au terme de deux semaines de luxueuses vacances, mourant "au moins comme il avait vécu: très largement au-dessus de ses moyens, Oscar Wilde dixit".
Pourtant, les cancans le rattrapent à L’Hirondelle d’or, discret palace perdu dans le désert, oasis de tranquillité où la scandaleuse veuve tente de se mettre à l’abri des commérages. Mais le monde de la société friquée est bien petit, et la belle Mercedes est bientôt rejointe par quatre autres spécimens de "la jet set" de Madrid: deux couples adultérins, dont un célèbre animateur radiophonique, personnage mal dégrossi qui se repaît de scandales. Entre deux bains de boue thermale, les langues se déchaînent bien sûr sur Mercedes et feu son mari. Accident? Meurtre par abstention?
Alimenté en infos, via fax, par Fernanda, Molinet lui-même s’intéresse à l’histoire, d’autant qu’elle fait écho à un événement trouble de son lointain passé… Observant à distance ses compatriotes telles des mouches prises au piège d’un verre, il devient le narrateur de cette dissection sans complaisance d’un microcosme du who’s who madrilène. Où l’on peut décider de tuer quelqu’un pour des raisons qui ont autant à voir avec l’esthétique qu’avec une justice décalée dans le temps…
Chapeautée en exergue d’absurdes citations de manuels d’étiquette (dont plusieurs provenant de l’ineffable baronne Staffe, dont Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne avaient servi de matière à la pièce éponyme de Jean-Luc Lagarce), la seconde – et plus importante – partie du roman, baptisée "Le Livre des mondanités", épouse elle-même un peu la forme d’un traité parodique de moeurs.
Un traitement original qui n’est pas sans comporter certaines longueurs. Cinq mouches bleues sacrifie un peu à la superficialité du milieu qu’il dépeint, et ne fait guère l’aumône de l’émotion ni de l’humanité à ses personnages, sauf à Rafael Molinet, seul, au bout de sa vie, assis sur un lourd secret.
Et, parce que les écrivains sont "de grands tricheurs", une finale ambiguë clôt ce récit amoral sur le caractère trompeur des apparences, aussi léger que délicieux.
Cinq mouches bleues
de Carmen Posadas
Traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli
Éditions du Seuil
2001, 316 pages