Du mercure sous la langue : L'oeuvre au noir
Livres

Du mercure sous la langue : L’oeuvre au noir

SYLVAIN TRUDEL travaille ses livres avec la minutie d’un sculpteur. Le résultat: Du mercure sous la langue, roman poignant, qui raconte la confrontation d’un jeune garçon avec la mort. Quand l’écriture redonne vie.

Il écrit ses romans la nuit, "simplement parce que c’est la nuit qu’on trouve toute la tranquillité nécessaire pour écrire, parce que la nuit, on est dans un état second". Et la nuit est profonde, dans la Beauce, où Sylvain Trudel habite depuis quelques années, après avoir vécu dans le Grand-Nord, puis dans le Vieux-Québec, au gré des engagements de sa blonde enseignante. "À minuit, dans une petite ville comme Saint-Georges, raconte-t-il, attablé dans un café du Vieux-Québec où il s’est rendu après deux heures et demie de route en autobus, tout le monde est couché, tout est noir, silencieux, il n’y a personne dans les rues. C’est au seuil de ces nuits-là qu’on s’approche le plus de la mort." Et la mort est au centre de ce quatrième roman, qui vous arrive comme un direct au coeur. Elle en est le sujet, le point de départ, le centre et l’aboutissement. C’est une expérience extrême, que l’auteur de Zara ou la mer Noire poursuit jusqu’au bout, sans censure. Il n’y a pas de happy end, dans Du mercure sous la langue. Pas de revirement de situation. Dès la première page, on sait comment tout ça va finir; et c’est extraordinairement poignant, dur et magnifique, triste, et d’une lucidité éblouissante.

Du Mercure sous la langue raconte les derniers jours, à l’hôpital, d’un adolescent atteint d’un cancer. Il s’appelle Frédéric, il a 17 ans, il sait qu’il va mourir, il n’y a aucun doute là-dessus; et vous vous retrouvez à vivre avec lui ses derniers jours, à penser ce qu’il pense, à trembler devant l’inconcevable, à écrire des lettres destinées à vos

proches qui devront les lire quand vous n’y serez plus, à rager devant l’impuissance de la médecine, de la religion, de toute forme de foi. "Bientôt, écrit Frédéric dans son journal de fin du monde, très bientôt, je vivrai ma dernière nuit, mon dernier matin, ma dernière heure, et je rendrai mon dernier souffle entre mes dents. Mais, c’est bizarre, on

dirait que je parle de quelqu’un d’autre, d’un pur étranger sans visage et sans émotions. Quand je pense que, tout enfant et tout morveux que j’étais, je me demandais sérieusement c’était quand, "bientôt", et si c’était loin, "quelque part", j’ai presque envie de brailler."

Et nous aussi.

Second souffle
Du mercure sous la langue est né de l’un de ces souvenirs d’enfance qui marquent à vie. Quand il avait 10 ans, Sylvain Trudel était hospitalisé pour une néphrite, "mes parents m’ont emmené à l’hôpital in extremis", se souvient-il. Après une première semaine

à demi conscient, la vie a repris son cours, l’hôpital Maisonneuve-Rosemont devenant une sorte d’hôtel bizarre pour vacances forcées; et, comme tous les enfants, il s’est fait des amis. "Je partageais ma chambre avec une petite fille qui avait une tumeur au

cerveau (qui deviendra plus tard un personnage du Souffle de l’harmattan). Sur l’étage, j’ai rencontré celui qui m’a inspiré ce roman, un garçon qui avait un cancer de l’os iliaque et qui savait qu’il allait mourir dans les semaines suivantes. C’était mon premier contact avec la mort. Ça m’a laissé une profonde impression, beaucoup plus que ma propre maladie. Moi qui avais été préservé de cette réalité-là, ç’a été une révélation: la souffrance physique, la mort imminente, qui peut frapper n’importe qui."

On est bien loin des romans pour enfants que Sylvain Trudel écrit (de jour, ceux-là) pour la Courte Échelle. On se croit aussi (à tort, il faut le relire) aux antipodes de l’apparente naïveté du Souffle de l’harmattan, ce premier roman qui, il y a 16 ans, était unanimement encensé par la critique, et que l’on étudie aujourd’hui dans les cégeps. Avec cette histoire d’amitié entre un gamin québécois et un petit Africain, qui nous arrivait comme une bouffée d’air frais, Sylvain Trudel faisait alors figure d’enfant prodige. On lui décerna coup sur coup le prix Canada-Suisse et le prix de l’Académie des lettres du Québec. À 23 ans, il y avait de quoi bomber le torse.

"En 85, j’étais très content du Souffle de l’harmattan, se rappelle l’auteur. Quinze ans après, je l’étais beaucoup moins. Je détestais une page sur deux. J’en étais venu à voir juste les défauts. Ça m’a appris l’humilité". À la veille de l’an 2000, Sylvain Trudel constatait qu’un peu partout à travers le monde, les grandes villes nettoyaient leurs lieux publics et restauraient leurs édifices. "Je trouvais que c’était une bonne idée, raconte-t-il, et j’ai voulu continuer dans le même esprit, restaurer, moi aussi, mes édifices anciens." Ainsi, quand le moment est venu de rééditer Le Souffle de l’harmattan et Terre du roi Christian dans la collection de poche Typo, Sylvain Trudel a demandé à l’éditeur la permission de les réécrire de A à Z. "Aujourd’hui, je dors beaucoup mieux. Les éditeurs devraient toujours permettre à leurs auteurs de réécrire leur roman tous les 15 ans. Ce serait faire oeuvre hygiénique".

Dans la peau
L’histoire de son dernier roman en est d’ailleurs aussi une de réécriture. À l’origine du Mercure sous la langue, il y a eu une nouvelle, Mourir de la hanche, parue en 1994 dans son recueil Les Prophètes. Une nouvelle d’une vingtaine de pages, qu’il avait toujours voulu développer en roman. "L’occasion s’est présentée quand j’ai appris l’existence d’une nouvelle maison d’édition de romans brefs. Quand j’ai vu les livres que Brigitte (Bouchard) publiait, je me suis dit que ce serait le lieu où tenter l’expérience. Ç’a été l’étincelle qui a déclenché l’inspiration." Et quand le moteur est en marche, attention, la terre se met à tourner à toute vitesse. "Quand je suis inspiré je travaille comme un fou, dit-il. Je peux bosser 15 heures par jour, par nuit, sans arrêt, sept jours par semaine. Dans ces périodes-là, je mange mal, je vis mal, je me rends presque malade. Parfois, aussi, je n’ai vraiment rien à dire. Dans ces moments-là, je fais autre chose, je lis, je m’occupe de la maison, de la cuisine, de ma blonde. Je me rends compte au fil des années que le travail d’un écrivain ressemble beaucoup à celui d’un comédien. Ce qui est important, c’est d’être fidèle à la vérité d’un personnage. On doit se glisser dans sa peau, réfléchir sur sa situation, pour rendre compte avec le plus de vérité possible de sa condition. Ça demande beaucoup de concentration, et des heures et des heures de réflexion, avant même de commencer à écrire."

Mais Sylvain Trudel a tout son temps, tant mieux pour lui, et surtout pour nous. Il lui arrive d’être tenté de changer de passion ("la vie est courte"), de poursuivre les études en biologie qu’il avait abandonnées pour écrire son premier roman, les sciences le fascinent toujours. Mais, en attendant, il a d’autres projets qui l’attendent, d’autres nuits à traverser, seul dans son petit bureau. "Je ne sais pas si je vais écrire éternellement, dit-il, mais depuis 15 ans, je peux dire que j’ai vraiment rencontré mon métier".

Du mercure sous la langue
par Sylvain Trudel
Éd. Les Allusifs, 2001, 129 p.

Du mercure sous la langue
Du mercure sous la langue
Sylvain Trudel