Portrait sépia : Mémoire vive
Si ce n’était de quelques écrivains, Pablo Neruda, par exemple, et aujourd’hui (dans un autre registre) Isabel Allende, l’on ne connaîtrait pas grand-chose du Chili.
Si ce n’était de quelques écrivains, Pablo Neruda, par exemple, et aujourd’hui (dans un autre registre) Isabel Allende, l’on ne connaîtrait pas grand-chose du Chili. C’est une partie de l’histoire de ce pays, à travers celle d’une famille, que raconte la nièce du célèbre président mort lors du renversement de son gouvernement par Pinochet, en 1973.
À travers ce roman-fleuve familial, qu’elle a entrepris avec Fille du destin, paru l’an dernier, Isabel Allende raconte donc le Chili, mais aussi la naissance des États-Unis, son immigration, la vie politique et sociale aux XIXe et XXe siècle naissant en Amérique latine, le tout en sillonnant de son imagination les villes de San Francisco, Valparaíso et Santiago, entre autres.
Comme dans les meilleurs romans, Isabel Allende commence son histoire avec un détail: "Le lit de Paulina del Valle fut commandé à Florence, un an après le couronnement de Victor Emmanuel, alors que dans le nouveau royaume d’Italie vibrait encore l’écho des balles de Garibaldi. Il traversa la mer en pièces détachées dans un transatlantique génois, débarqua à New York au milieu d’une grève sanglante et fut transporté sur l’un des vapeurs de la compagnie maritime de mes grands-parents paternels, les Rodriguez de Santa Cruz, Chiliens résidant aux États-Unis." Aurora Del Valle, narratrice du récit, retourne à ses racines pour raconter l’histoire de sa famille, si bien symbolisée par la pétulante Paulina, sa grand-mère.
Héros de chair
Véritable force de la nature (comme en témoignaient déjà son sens des affaires et sa résistance, dans Fille du destin), Paulina avait littéralement transformé son entreprise en un véritable empire: elle régnait sur sa maison, ses domestiques, son mari, ses affaires, du fond de son lit majestueux, avec exubérance. Dans Portrait sépia, Paulina n’aime plus les choses de la chair, mais se bourre de petits gâteaux, et fréquente le salon de thé d’Eliza Sommers, également chilienne, qui vit avec Tao Chien, médecin respecté, dans le Chinatown de San Francisco.
Les deux femmes évoluent dans deux classes sociales distinctes; l’une aime le clinquant et l’opulence, l’autre vit modestement. Mais elles partageront un secret, celui que cherchera pendant des années la jeune Aurora, qui n’a jamais connu sa mère, et qui fait depuis sa tendre enfance des cauchemars récurrents où s’agitent des enfants en pyjama noir. Il faudra au lecteur beaucoup de patience pour découvrir ce mystère, qui ne se révèle que vers la fin du roman.
Mais l’intérêt n’est pas là, bien sûr. Si le début du récit annonçait plutôt un roman à l’eau de rose, empreint de sentimentalisme, les liens tissés par Allende se resserrent. On découvre alors une histoire passionnante, dans laquelle les personnages, tous d’ombre et de lumière, sont rois. Plus que les lieux, plus que les propos, ce sont avant tout ces héros qui animent ce Portrait sépia. Qu’il s’agisse de la grand-mère, Paulina; mais également de Severo, son neveu, qui devra affronter les horreurs de la guerre (en des pages saisissantes de réalisme et plutôt difficiles à lire); du majordome Williams, au charme britannique, cultivant la rigueur nécessaire à son rang, qui passe sa vie au service de Paulina; de Nivéa, qui se bat pour que les femmes puissent voter, et qui aura une quinzaine d’enfants; ou de cette famille Dominguez, à laquelle Aurora unira son destin en épousant Diego, un homme ombrageux, taciturne.
Alors que sa vie commence à San Francisco, Aurora s’épanouira au Chili, entre les silences de son mari, l’amitié de sa belle-mère Dona Elvira, et la splendeur de la campagne chilienne. "Le paysage me laissait sans voix, il me saisissait à chaque courbe du chemin, il m’émerveillait. Je grimpais vers les hauteurs et redescendais dans la vallée vers les forêts denses, un paradis où se mélangeaient mélèzes, lauriers, canneliers, ifs, myrtes et araucarias millénaires, bois précieux que les Dominguez exploitaient dans leur scierie."
Une bonne partie du roman est consacrée à décrire cette vie dans la propriété de sa belle-famille; on y découvre de quoi étaient faits les rapports entre Indiens et Chiliens, le quotidien des paysans, et des Dominguez, ce clan fier, courageux, et dévot. "Le dimanche on ne travaillait pas, et il y avait messe – quand nous avions un prêtre – ou "mission"; les femmes de la famille rendaient visite aux paysans pour les catéchiser."
Surtout, Aurora découvre les satisfactions que lui procure sa passion, la photographie, alors naissante. À travers elle lui seront révélées plusieurs des énigmes qu’elle tente de résoudre. Car en plus de faire le portrait de toute une société, de ces Indiens qu’elle aime tant, la jeune femme réalisera également que les liens entre les femmes et les hommes de son clan apparaîtront, par un geste ou un regard, sur ses propres photographies.
Isabel Allende construit une saga digne de ce nom, remplie de rebondissements, pleine de verve surtout. Ses personnages, vivants, attachants, colorés, sont plus que crédibles. On se surprend à prêter voix à la narratrice, et à attendre chaque révélation comme si c’était notre propre grand-mère qui dévoilait les secrets de notre famille. Un art de la narration certain, mais aussi la relation d’une aventure passionnante, qui donne à la famille le premier rôle.
Portrait sépia
d’Isabel Allende
Éd. Grasset, 2001, 391 pages