Le Corps des jeunes filles : Courrier du corps
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Le Corps des jeunes filles : Courrier du corps

À travers un essai sociohistorique, des femmes et des hommes tentent de retracer l’histoire de cet objet si convoité: Le Corps des jeunes filles. Un ouvrage au confluent des sciences sociales et de la littérature.

Depuis quelques semaines, l’on peut trouver dans les kiosques à journaux un nouveau magazine destiné aux jeunes filles: ELLEgirl, petit frère du Elle. On offre désormais un contenu différent, adapté aux adolescentes, elles aussi de ferventes consommatrices.

Il peut paraître scandaleux de faire entrer dans cette catégorie bassement commerciale des êtres tout juste sortis de l’enfance. Or, les petites filles ont longtemps été considérées comme des adultes, ne représentant par les siècles passés que de futures épouses et mères: l’enfance ne leur a été donnée que bien rarement à travers l’histoire. C’est ce que nous apprend, entre mille autres choses, l’essai Le Corps des jeunes filles. De l’Antiquité à nos jours, dirigé par Louise Bruit-Zaidman, Gabrielle Houbre, Christiane Klapisch-Zuber et Pauline Schmidt-Pantel.

"Les "jeunes filles" sont nombreuses dans l’image et la littérature, fort peu dans les registres", écrivent en introduction de leur ouvrage ces spécialistes de l’adolescence, de la jeunesse, de l’histoire des femmes et de l’histoire tout court. Et c’est surtout pour cette raison, cette absence symbolique, que le livre est passionnant.

L’ouvrage est divisé en trois parties, et regroupe des articles écrits par 16 hommes et femmes (à l’issue d’une rencontre du Groupe de recherche en histoire des femmes, du laboratoire Société occidentale): Le Corps vu, Le Corps social et Le Corps imaginaire. À travers ces axes, les auteurs explorent un concept nouveau, apparu avec le XIXe siècle: celui de la jeune fille.

S’il y a peu d’études portant sur ce sujet, elles ont pourtant toujours existé, ces jeunes filles. On déplore d’ailleurs en introduction que l’Histoire des jeunes en Occident, ouvrage publié en 1996, donc récemment, n’ait pas vraiment abordé la question. Mais c’est aussi que les registres, évoqués plus haut, ne font pas souvent mention du destin des jeunes filles. Alors que l’on trouve de nombreux documents sur l’éducation et l’instruction des garçons au temps des Grecs, au Moyen-Âge, par exemple, peu de chose évoque la vie des filles. En fait, ce qu’on trouve surtout, c’est la représentation de leur corps, leur image.

De plus, comme le disent les auteurs, les filles "sortent précocement" de l’adolescence en se mariant; alors que les garçons attendent d’être prêts, de se faire une situation que leur préparent parents et tuteurs.

Objet de valeur
Dans la première partie du livre, on nous présente trois études sur la représentation dans l’art grec et romain, et dans le discours médical du Moyen-Âge, où les filles n’étaient destinés qu’au mariage et à la procréation (évidemment, on résume!); en seconde partie, l’on expose davantage les liens entre le statut des jeunes filles et l’organisation sociale et politique. Par exemple, alors que l’attentat au corps des jeunes filles (le viol et le rapt étant les biais par lesquels l’on retrace le statut des filles) était vu comme une "banale gaillardise" ou "une preuve de virilité", les sociétés médiévales condamnaient déjà le viol. Peu furent déclarés parce que, règle générale, le mariage rachetait l’offense. Mais dès 1389, "le viol apparaît comme un crime public" dans la justice royale française. Et notamment, celui des petites filles, qu’étudie Mireille Vincent-Cassy à travers les registres judiciaires. Le viol et le crime contre les enfants sont vus comme une atteinte à l’institution du mariage, mais aussi comme une blessure de la société: "La protection du territoire national impose celle du corps des jeunes filles." Ce qui est tout à fait nouveau.

Le nouveau culte de l’Immaculée Conception, au XIVe siècle, expliquerait en partie l’obsession de la pureté. Celle-ci deviendra une marchandise, comme l’expose Isabelle Chabot (Corps virginal et dotation), à la lumière des textes juridiques de la Renaissance italienne. "Sur le marché matrimonial, les filles nubiles sont très vite périmées [ à 20 ans] et les retardataires finissent par coûter cher à leur père qui doivent compenser à coups de florins leur fraîcheur quelque peu fanée." Qu’à cela ne tienne! Si la chirurgie esthétique n’existe pas encore, on falsifie toutefois les documents, une pratique alors courante.

Restons en Italie, où l’on interdit aux jeunes filles de lire des romans, ainsi que nous l’explique Michela De Giorgio (O Quanto Bella!). Le XIXe siècle ne compte pas vraiment de romancières, plutôt des auteures d’"histoire morale", comme il en existait dans toute bonne société européenne civilisée. À 12 ans, "l’âge de la discrétion", les jeunes filles sont invitées à se cacher "entre deux voiles blancs: le voile de la communion, et le voile nuptial". Comme le prescrit un traité de savoir-vivre en 1873, "la beauté sans vertu est une fleur sans odeur". Que de poésie!

De Giorgio réfléchit également sur l’imaginaire esthétique des jeunes filles et sur ce qui inspire leurs critères de beauté. Le plus souvent, ce sont ceux représentés par la peinture (les modèles pré-raphaéliques, entre autres). La vertu, c’est aussi pour ces jeunes filles le plus banal conformisme. Quand se répand l’usage du miroir, outil narcissique par excellence, les jeunes filles appliquent elles-mêmes, dans leur intimité, cette "police du regard", pour évaluer leur conformité au modèle en vogue.

Les temps ont-ils vraiment changé?

Le Corps des jeunes filles.
De l’Antiquité à nos jours
Coll. Pour l’Histoire, Éd. Perrin, 2001, 344 p.

Le Corps des jeunes filles
Le Corps des jeunes filles