Lise Bissonnette : En pièces détachées
LISE BISSONNETTE trace dans son nouveau roman le portrait de sa génération. Vie politique, libération personnelle sont au menu d’Un lieu approprié.
Femme d’idées, Lise Bissonnette est décidément aussi une femme de livres. Ceux qu’elle collectionne avec passion. Ceux sur lesquels elle veille à titre de directrice de la future Grande Bibliothèque du Québec (GBQ). Et ceux qu’elle écrit. Quatre bouquins depuis 1992, dont trois romans, qui forment rétrospectivement, sans qu’il y ait eu préméditation de sa part, une sorte de cycle qu’elle a baptisé Les Faux-Semblants, et où certains personnages sont récurrents. Une série qui, depuis Marie suivait l’été jusqu’à Un lieu approprié, fait un parcours des années 1960 à 1985.
Se disant incapable d’écrire des romans "de pure fiction" – "je fais partie des auteurs qui ont besoin de travailler à partir de lieux ou de personnes appréhendés" -, Lise Bissonnette y parle de milieux qu’elle connaît bien: l’Abitibi de sa jeunesse, l’art contemporain, et maintenant le monde universitaire et la politique, un univers qu’elle a beaucoup observé, à défaut d’en avoir fait partie…
Au centre d’Un lieu approprié, il y a Gabrielle, une femme pas encore vieille qui renonce de son propre chef à sa charge de ministre péquiste des Affaires culturelles, pour se retirer dans une conciergerie anonyme de Laval. "Ce n’est pas un livre politique, mais sa trame est politique, dans le sens qu’il examine ce que la politique fait aux gens dans leur vie, là où elle les amène, explique l’auteure. Moi, ça me fascine de voir comment cela peut influencer des vies. Il ne s’agit pas de révéler des choses, mais simplement de rappeler qu’on ne vit pas plus impunément dans cet univers-là que dans un autre! Le milieu dans lequel on oeuvre, ses intrigues, ses difficultés, a un effet sur nous. Et les espoirs, les déceptions des gens en politique sont aussi forts, les touchent aussi personnellement qu’autre chose. Or, en général, on a un regard très cynique sur les politiciens."
Au fil des années, l’ancienne directrice du Devoir, qui affirme avoir toujours préféré le reportage à l’éditorial ("j’ai toujours fait ça par devoir"), et l’observation objective à "faire la morale au monde", a ainsi vu passer "toute une série d’impressions, de situations, qui n’étaient pas transférables dans un journal". Mais dans un roman, si.
"Il y a des choses qui ne sont pas à leur place dans un journal, des formes de réflexion sur la vie. Il y a des limites. Et je pense que depuis quelques années, on étire beaucoup ces limites dans nos journaux, avec la prolifération des chroniques d’humeur. D’ailleurs, les gens vont commencer à s’en fatiguer. Il y aura toujours des gens qui auront le talent de faire ça, mais trop, c’est trop."
Pour la volubile auteure, l’écriture romanesque correspond à un défi personnel. "J’ai lu de le fiction toute ma vie. De participer à ça est extrêmement satisfaisant. Mais c’est très énervant aussi (rires), parce qu’on s’y livre plus que dans un journal. Je m’y permets des choses sur le fond et dans le style qui n’ont rien à voir avec le journalisme. Et ça pour moi, c’était très important. Dans n’importe quelle discipline artistique, les gens en recherche sont plus intéressants que ceux qui ne le sont plus. Je crois qu’on doit toujours continuer à chercher. Je travaille la forme constamment."
Voir grand
Un lieu approprié bifurque ainsi d’un personnage à un autre. "Il y a des vignettes là-dedans. Je pense que les vies contemporaines sont un peu faites comme ça: il n’y a pas beaucoup de continuité, elles se branchent sur un univers, puis sur un autre. Nos vies sont constituées des passages successifs de gens qui y entrent et en sortent. Et je me rends compte, après les avoir écrits, que mes romans sont comme ça aussi."
Lise Bissonnette voit le repli de sa protagoniste, Gabrielle, comme "une autre recherche de libération. Moi, je fais partie de cette génération qui a cassé les moules. La libération était d’ordre collectif. Puis, arrive un moment où l’on se demande: comment continue-t-on? La question s’est posée vers 1985. C’est très choquant de s’apercevoir qu’on n’a pas réussi toutes les libérations. Et c’est comme si Gabrielle se disait que la liberté est ailleurs. Elle reprend le contrôle de sa vie."
Cette période post-référendaire était propice à un certain désengagement. "Un épisode qui compte beaucoup pour moi dans le roman, c’est la soirée-bénéfice pour la lutte contre le sida. On voit se dessiner là une nouvelle forme d’engagement, qui succède aux grands mouvements souverainistes des années 70, qui touche certains combats sociaux, et qui est reçue avec un certain scepticisme. Il y a une espèce de dureté qui s’est installée dans la société québécoise à cette époque. Pas seulement au Québec, mais partout, et qui va amener la nouvelle droite."
C’est aussi l’époque où, traumatisé par quelques éléphants blancs, le Québec a commencé à avoir peur des grands projets, déplore la directrice de la GBQ… "Il s’est installé une espèce de mentalité selon laquelle il ne faut pas voir trop grand. On n’est pas très loin de la vieille façon de penser qu’on est nés pour un petit pain. Je n’accepte pas ça. C’est inouï la façon dont les gens ont réagi face au projet de la Grande Bibliothèque, avant même de regarder ce que c’était: oh non, ça va coûter trop cher! Là, on commence à en revenir. C’est toujours la même chose: il faut attendre que les autres, en Europe, aux États-Unis, l’aient fait pour l’accepter."
Les choses suivent donc leur cours pour son controversé bébé, que la directrice défend avec ardeur. "L’hostilité est disparue, mais le scepticisme reste assez grand, constate-t-elle. Je suis réconciliée avec le fait que, comme ça s’est passé partout ailleurs, le scepticisme ne s’effacera qu’à l’ouverture de ce vaste espace de dynamisation pour le livre, prévu pour fin 2003. C’est un gros travail de planification, mais j’adore ça. C’est un défi sur le plan intellectuel."
Voilà un engagement que Lise Bissonnette ne semble pas prête à renier…
Un lieu approprié
Ce récit morcelé trouve son unité dans les lieux, les personnages en quête. Il y a Gabrielle, ex-ministre, ex-prof de sociologie, qui, du fond de sa retraite, fait le compte de ses deuils (l’amour, le pays et les idées perdus, les anciens amis sacrifiés à la carrière) et s’offre un jeune amant, le trouble Pierre. Il y a Marie, celle qui suivait l’été, l’Abitibienne qui va trouver son destin dans le décor exemplaire de l’Abyssinie, où elle cherche à voir, "un instant ou moins", le paradis terrestre.
Et il y a l’époque, le début de "l’ère des précautions", cristallisée par la timide et absurde ébauche d’un spectacle-bénéfice au profit de la recherche sur le sida. Un état d’esprit que raconte Lise Bissonnette au gré de réflexions brillantes, d’un ton un peu ironique, qui épouse le détachement de Gabrielle, et avec la plume ouvragée et superbement précise qui est la sienne.
Éd. Boréal, 2001, 200 p.