Nelly Arcan : Journal intime
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Nelly Arcan : Journal intime

La critique délire: Putain, premier roman de NELLY ARCAN, constitue la révélation de la rentrée ici comme en France. La jeune Québécoise y crache sa haine d’elle-même, et du monde, avec un talent fou. Nous l’avons rencontrée, à la veille de son départ pour Paris.

Nelly Arcan: "Je ne veux surtout pas que l’on s’intéresse à l’image de la prostituée comme objet de curiosité; tout le monde sait ce que c’est, qu’on ne vienne pas faire semblant de vouloir encore apprendre quelque chose… Je veux qu’on m’écoute, qu’on me voie, comme écrivaine."Nelly Arcan

est encore sous le choc. Assise dans un café du Quartier latin à Montréal, elle affiche une fierté certaine, mais la réception critique de son premier roman la laisse pantoise. Pour le moment unanimes, les journaux parisiens (le livre sort au Seuil quelques jours avant de paraître au Québec) portent son oeuvre aux nues, et ont pressé la jeune auteure de venir la défendre.

Arcan, encore dans sa bulle jusqu’à ces derniers jours, affronte désormais la réalité: elle participera à une émission de télé avec la cinéaste et auteure Catherine Breillat. Et sera comparée aux Catherine Millet, Christine Angot, Virginie Despentes dont la prose scandaleuse épice les conversations mondaines. "Je ne connaissais même pas ces auteures il y a quelques semaines, confesse Nelly Arcan sans fausse modestie. J’ai écrit mon livre un peu à l’écart de tout cela, j’étais dans mon monde; j’étudie la littérature et ne lis presque pas de contemporains, vu les programmes de lectures déjà chargés…" Mais on l’a mise au parfum, et la jeune femme réalise bien dans quelle ligue elle joue. "Je comprends aussi, avance-t-elle, frondeuse, que je m’inscris dans une mode… Et j’avoue que ça me fait peur. Je n’ai pas trop l’habitude de ce genre de situations."

Le choix des armes
Nelly Arcan, 26 ans, raconte dans son livre sa vie comme escorte, ses rencontres avec les clients, et sa haine profonde du métier après cinq années passées à se prostituer. Elle sait que l’on va évoquer cette expérience, même si elle se définit aujourd’hui comme écrivaine. "Je ne peux pas l’empêcher, vu le sujet du livre, admet-elle. Mais je ne veux surtout pas que l’on s’intéresse à l’image de la prostituée comme objet de curiosité; tout le monde sait ce que c’est, qu’on ne vienne pas faire semblant de vouloir encore apprendre quelque chose… Je veux qu’on m’écoute, qu’on me voie, comme écrivaine."

C’est que Putain, même s’il évoque le thème de la sexualité, n’a rien à voir avec le plaisir, ni le désir. "Ce livre est d’abord un discours, je n’y décris pas de scènes érotiques, je ne dépeins pas d’images sexuelles. Ce n’est pas non plus une exploration de ma propre sexualité. Il n’y a aucune représentation du plaisir, je ne donnerai pas cette satisfaction au lecteur."

Bref, ce roman a été écrit à l’écart de toute séduction. Pendant presque 200 pages, comme en une longue conjuration pour chasser ses démons, la narratrice de Putain raconte sa famille, l’effacement de la mère, la bigoterie, l’aveuglement du père. Et puis, l’hostilité qu’elle développe envers les femmes et surtout le féminin, le sexe, les hommes. "J’ai écrit ce roman dans la haine, dit calmement Nelly Arcan. Puis, je me suis détachée de cette histoire. Elle est autobiographique, c’est vrai; mais en même temps, je l’ai écrite "à côté de la réalité": la forme que j’ai choisie est celle de l’enfermement, de l’excès, il y a un parti pris littéraire et esthétique de la haine."

Comme dans les Chants de Maldoror, de Lautréamont, un écrivain que la jeune femme admire.

Les mots pour le dire
À 19 ans, Nelly Arcan quitte les Cantons-de-l’Est, d’où elle est originaire, et s’inscrit en littérature à l’UQAM. Elle y découvre Freud et la psychanalyse, le pouvoir de l’écriture, complète un baccalauréat; depuis, la jeune femme planche sur son mémoire de maîtrise qui porte sur les rapports entre la littérature et la folie, travail qu’elle accomplit sous la direction d’Anne-Élaine Cliche. "Je m’intéresse beaucoup à ce sujet, explique Arcan, parce que je pense que l’écriture permet une vraie reconstruction: elle redonne un sens à ce qui s’est effondré."

Difficile de ne pas relever que son premier roman illustre précisément sa théorie. En fait, la reconstruction est si bien réussie que n’importe quel lecteur peut s’identifier à l’héroïne. Le témoignage fournit la matière première au roman, mais demeure accessoire. C’est l’équilibre entre la vérité et le mensonge qui fait la force du roman. "C’est arrivé de façon assez banale: j’ai commencé à écrire un journal, il y a un an et demi, où je me racontais, réfléchissais sur mon passé, sur mon histoire; mais aussi sur la féminité, sur les hommes et les femmes. Puis je me suis dit qu’il fallait continuer; j’ai demandé à un psychanalyste que je respecte beaucoup, qui est aussi conférencier (le conjoint de Suzanne Jacob), de m’aider à travailler. Il m’a encouragée à continuer, à approfondir mon sujet. Et m’a suggéré de l’envoyer au Seuil."

Comme tous les auteurs qui débutent, Arcan pensait lancer une bouteille à la mer. Sauf que les éditeurs ont bien reçu le message et lui annonçaient, en janvier dernier, que son roman serait publié. "Pendant les premières semaines, j’étais folle de joie, je flottais littéralement. Et puis, lentement, je me suis mise à angoisser: qu’allaient dire mes proches? Il allait y avoir des conséquences, j’avais peur. Ce ne sont pas des choses très gaies que je raconte…"

Livrer combat
C’est le moins qu’on puisse dire. Écrit à la première personne, le récit de Nelly Arcan est chargé de ressentiment, et témoigne d’un bouleversant dénuement. La narratrice de Putain casse l’image de la belle poupée qu’elle s’applique à incarner depuis son enfance, et brise avec colère cette image qu’elle s’est fabriquée. "Évidemment, avoue Arcan, cette héroïne me ressemble. Comme elle, j’ai une crainte de vieillir, de déplaire, de ne plus être mignonne; et en même temps, je suis complètement révoltée par cela." C’est sur ce conflit de la féminité que repose le roman de Nelly Arcan. Tout au long du récit, elle revient à la charge contre cette icône dévastatrice de la femme parfaite. " (…) Ils ne remarquent l’obésité que chez les femmes, eux peuvent être tout ce qu’ils veulent, médiocres et flasques, à demi bandés, alors que chez les femmes c’est impardonnable, le flasque et les rides, c’est proprement indécent, il ne faut pas oublier que c’est le corps qui fait la femme, la putain en témoigne, elle prend le flambeau de toutes celles qui sont trop vieilles, trop moches, elle met son corps à la place de celles qui n’arrivent plus à combler l’exigence des hommes, bander sur du toujours plus ferme, du toujours plus jeune."

"La règle avec un client, explique Arcan, c’est de ne jamais parler. Il faut être gentille, aimable et faire ce qu’on nous demande. À un moment de ma vie, je me suis mise à les confronter. Je leur demandais de m’expliquer ce que faisaient leurs femmes et leurs filles (qui avaient mon âge), pendant qu’ils étaient avec moi. Je leur demandais ce que ça leur ferait de savoir que leurs filles ou leurs femmes se prostituaient."

Les clients étaient prêts à tout, confie Nelly Arcan, sauf à répondre à cette question, qui les mettait bien mal à l’aise… "Puis c’est devenu une sorte d’obsession, je songeais à ces femmes, à leur emploi du temps, à leurs activités, et je pensais: qu’auraient-elles dit si elles avaient su? Je voulais rendre la pareille à ces hommes: qu’ils voient qu’on a tous une responsabilité. S’ils ne voulaient pas que leur fille fasse ce métier, pourquoi venaient-ils me voir? Je suis la fille de quelqu’un moi aussi. Ils étaient pourtant incapables de faire la connection. C’est une chose que je ne comprends toujours pas."

La narratrice confronte également les clients à leurs propres corps. "Quand ils ouvraient la porte, les hommes me scrutaient, m’examinaient, calculaient. Dans le roman, je leur rends leur examen: ils sont vieux, flasques, moches. Pourquoi devais-je, moi, être parfaite?"

Arcan n’en veut pas aux hommes personnellement. "On ne m’a jamais manqué de respect, je n’ai jamais subi de violence. Je ne peux pas dire que je sois en colère contre un homme en particulier. Mais j’ai développé une haine contre ce qui s’est installé entre les hommes et les femmes. En fait, c’est l’effet d’industrialisation du sexe qui me pèse. Dans cette masse, il y a une disparition des individus: j’ai ouvert la porte à des catholiques, des juifs, des petits et des grands, des Noirs et des Blancs, mais c’était comme s’il n’y avait eu personne; chaque individu disparaissait derrière une sexualité qui n’avait plus rien de sexuel, mais tout de la mécanique, du tic nerveux à la limite…"

La beauté du diable
Le roman de Nelly Arcan raconte aussi le malheur familial. La narratrice y évoque la mort symbolique de sa mère, rejetée par son père noyé dans ses croyances religieuses. La figure (si peu) paternelle renvoie à celle de tous ces hommes qui ont trahi leur propre famille. "(…) rien ne sera fait car il n’y a que moi pour s’en plaindre, c’est moi qui n’accepte pas de vieillir et d’avachir sous le poids d’une grossesse, qui ne veux pas disparaître derrière un enfant, voilà pourquoi je n’en aurai jamais, pour ne pas risquer d’avoir une fille qui vienne à chaque instant me rappeler que je n’ai plus vingt ans, pour ne pas voir ma fille parader en sous-vêtements et putasser avec Pierre, Jean et Jacques, avec un père qui n’aura d’yeux que pour elle."

La cellule familiale, contaminée par ce malheur, n’est plus un refuge.

Mais la narratrice doit prendre sa place. Qui est-elle, au milieu de ces corps de femmes qu’elle veut supplanter? "C’est certainement au coeur de mon roman, tout ça, déclare Arcan. C’est mon histoire que je raconte, celle d’une fille qui a besoin de plaire à tout prix. Je sais bien que des femmes échappent à cela, à la tyrannie de la beauté. Toutes ne se font pas piéger. Mais moi, oui. Et l’aliénation de la beauté, c’est une histoire de femmes. Quand j’entre dans un dépanneur et que je vois tous ces magazines pleins d’adolescentes poseuses, j’étouffe; je suis à la fois fascinée par cette féminité, et prise de panique. Il faut que je sois la plus belle, absolument. Si ce n’est pas moi, c’est elles: et alors moi, qui suis-je?"

Si les hommes se tiennent en marge pour approuver ou mesurer, ce sont les femmes qui cèdent aux artifices, à la chirurgie plastique, à la dictature de la beauté. "Elles cultivent cette rivalité, elles se vérifient, se scrutent, s’examinent. Et ce n’est pas vrai que la société les pousse à ça: elles font des choix. Parfois je me dis que la grande leçon de la vie d’une femme, c’est d’apprendre à ne plus être la plus belle."

Dans son roman "scandaleusement intime" – on dirait, pour être à la page, de l’autofiction -, Arcan fait apparaître une image sans laquelle le récit n’aurait pas été possible: "(…) si je n’aime pas ce que les femmes écrivent, c’est que les lire me donne l’impression de m’entendre parler, parce qu’elles n ‘arrivent pas à me distraire de moi-même (…). Et puis je les envie de pouvoir se dire écrivains, j’aimerais les penser toutes pareilles, les penser comme je me pense, en schtroumpfette, en putain. / Mais ne vous en faites pas pour moi, j’écrirai jusqu’à grandir enfin, jusqu’à rejoindre celles que je n’ose pas lire." Étonnamment, après la lecture du roman, cet aveu paraît peut-être le plus courageux. "Pour moi, la femme écrivain est un idéal, plutôt qu’un modèle. Me faire entendre et respecter pour ce que j’écris, c’est mon plus cher désir. Si la règle, avant, était le silence, j’exprime enfin, dans ce roman, tout ce que je n’ai jamais osé dire."

Extrait:
"(…) pendant que tu te bats pour que justice soit faite, je cours les boutiques et les chirurgiens car il ne sert à rien d’avoir du courage lorsqu’on est vieille, et puis la jeunesse demande tellement de temps, toute une vie à s’hydrater la peau et à se maquiller, à se faire grossir les seins et les lèvres et encore les seins parce qu’ils n’étaient pas encore assez gros, à surveiller son tour de taille et à teindre ses cheveux blancs en blond, à se faire brûler le visage pour effacer les rides, à se brûler les jambes pour que disparaissent les varices, enfin se brûler tout entière pour que ne se voient plus les marques de la vie, pour vivre hors du temps et du monde, vivre morte comme une vraie poupée de magazine en maillot de bain, comme Michael Jackson dans la solitude de sa peau blanche, enfin mourir de n’être jamais tout à fait blanc, tout à fait blonde."
Extrait p. 102
Copyright Éditions du Seuil

Putain
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