Kaléidoscope brisé : Le prix de la liberté
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Kaléidoscope brisé : Le prix de la liberté

Force est d’admettre que Sergio Kokis a trouvé, dans ce récit de la vie et de la mort d’un cirque amorcé l’an passé avec Saltimbanques, un créneau de choix pour développer son esthétique.

Il n’y a pas de mots pour dire la jubilation du peintre parvenu, après de forcenés coups de bleu de Prusse ici, de terre de Sienne là, de vermillon, d’ocre, de noir, de blanc, à composer LE tableau qui le satisfait. Sergio Kokis, qui a sans doute connu moult extases de ce genre depuis qu’il s’est armé de ses premiers pinceaux, atteint une indiscutable maîtrise de la pincée de ci et de ça en littérature cette fois avec son huitième roman, Kaléidoscope brisé: une impressionnante fresque qui semble réunir tous les thèmes de prédilection de l’auteur.

Force est d’admettre que Kokis a trouvé, dans ce récit de la vie et de la mort d’un cirque amorcé l’an passé avec Saltimbanques, un créneau de choix pour développer son esthétique. Mais, peut-être pour cause d’essoufflement d’écriture (ou d’essoufflement de lecture? Ça s’est vu…), on ressortait du premier tome de la trilogie avec l’impression d’avoir fait une "indigestion" de personnages.

Avec Kaléidoscope brisé, deuxième titre qui raconte les pérégrinations du grand Circus Alberti en Amérique du Sud, entre 1947 et 1969, la narration a repris son entrain: on y retrouve un Kokis bien en verve pour dépeindre les espaces qui sont siens.

Qui a lu Negão et Doralice sait que la brutalité policière n’a pas de secrets pour l’écrivain Kokis, pas davantage que l’amour, heureusement. Qui a lu Errances sait combien sa plume peut exceller aux allers et retours dans l’espace et le temps. Qui a lu L’Art du maquillage connaît déjà ses préoccupations pour le réel et sa représentation. Et qui a lu Le Pavillon des miroirs, premier roman de l’auteur, se souvient d’un petit garçon maltraité qui serrait ses poings fermés contre ses yeux et se réjouissait des couleurs et des formes qui apparaissaient alors dans la noirceur. Il revient brièvement ici, Serginho le petit nègre, à la manière hitchcockienne, le temps de rappeler aux lecteurs que malgré l’injustice, la pauvreté, la corruption, et malgré le manque d’amour généralisé, il restera toujours "toute la beauté inconnue du monde" à découvrir.

L’art du portrait
C’est ce vers quoi veut aller le grand cirque Alberti, composé de saltimbanques venus de divers horizons, lorsqu’il quitte l’Europe et se retrouve à Rio de Janeiro à la fin des années 40. Évidemment, le grand rêve américain est loin de se dérouler comme on l’espère: corruption, trahison, abandon sont toujours du voyage. Entrent donc en scène assez rapidement à Rio de Janeiro, puis dans différentes villes du Paraguay où séjournera le Cirque dans l’espoir de trouver des hommes et des femmes qui ont encore le loisir de rêver, des personnages qui font de la course au pouvoir leur bombe d’oxygène. Que ce soit le président de la république du Paraguay – qui s’offre des fillettes prépubères en guise d’antidépresseurs -; ou bien son conseiller privé – un neuropsychiatre de la trempe de Milosevic -; ou même encore un saltimbanque que l’ambition détourne sans mal du chemin de la fraternité: ils apparaissent dans la vie de Maroussia la voyante, de Kosta le nain, de Makarius le nègre allemand et de tous les autres saltimbanques comme autant de vipères déguisées en bons Samaritains. L’histoire, riche en aventures et en rebondissements, ne sera heureuse pour personne. Et si on ose la réduire à quelques mots, on dira qu’elle illustre un monde d’espoir pour ceux, saltimbanques, écrivains, peintres, qui nourrissent le milieu où ils évoluent.

Jouant adroitement avec le temps, Kokis avance tout à coup de 10 ans, puis retourne en arrière; et revient encore, montrant d’un chapitre à l’autre ce qui est arrivé des artistes de cirque qui étaient pris entre leur désir avide de liberté et les avatars de leur condition humaine. L’histoire est dynamique et fait appel à l’imagination du lecteur, qui peut ainsi s’arroger le privilège d’inventer aux personnages des bouts de vie qui ne leur ont pas été consacrés. Épopée extrêmement dense, Kaléidoscope brisé demande à être savouré à petites doses, avec une certaine patience.

Mais c’est un travail qui en vaut absolument la peine.

Kaléidoscope brisé
Éd. XYZ, 2001, 348 p.