Plateforme : Le malheureux destin de monsieur Michel
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Plateforme : Le malheureux destin de monsieur Michel

Le troisième livre de MICHEL HOUELLEBECQ, Plateforme, est précédé d’un parfum de scandale. Racisme et sexisme sont en effet au menu de son roman. Mais son pire défaut selon nous: un pessimisme désespérant.

Michel Houellebecq vient de publier un roman troublant. Pour plusieurs raisons sur lesquelles on reviendra plus loin: mais disons tout de suite que Plateforme se termine sur un attentat terroriste commis par des musulmans. À la sortie du livre, en France, Houellebecq a pris position contre l’islam, dans une entrevue accordée au magazine Lire, et fit ensuite plusieurs déclarations maladroites à propos des thèmes de son roman: le tourisme sexuel (et le tourisme tout court), le racisme, la religion, entre autres. Des associations musulmanes ont dénoncé ses propos qui, selon elles, constituent une incitation à la haine et à la violence religieuses. L’écrivain a dû faire publier un communiqué: il y avait confusion, disait-il, entre l’auteur et le personnage.

Les représentants de ces associations ont par la suite exigé de visionner la première de Campus, nouvelle émission littéraire animée par Guillaume Durand et à laquelle participait Houellebecq, mais le juge saisi de l’affaire a rejeté la demande: y céder aurait été de la censure.

Bref, les Français goûtent aux excès de la rectitude politique.

Houellebecq s’est terré dans le silence de son île irlandaise où personne, ou presque, ne lui rend visite. Afin de colmater les brèches, les éditions Flammarion ont exprimé, le mardi 11 septembre – singulier hasard -, leurs regrets au recteur de la mosquée de Paris "concernant les dérapages et les propos inconsidérés que la sortie du roman de Michel Houellebecq a provoqués dans les médias".

Et pendant ce temps, le premier tirage de 200 000 exemplaires est déjà épuisé.

Tir groupé
Depuis la publication des pamphlets antisémites qu’a écrits Céline (parmi lesquels Bagatelles pour un massacre, 1937) et même avant, la question revient régulièrement : peut-on tout dire et tout écrire? La fiction ne donne-t-elle pas aux personnages le droit de penser comme ils le veulent? Normalement, oui. Pourtant, Houellebecq a été blâmé par les Guides du routard qu’il traîne dans la boue; et par les femmes, qu’il appelle la plupart du temps des "salopes".

Plateforme raconte, au "je", la vie de Michel, quadragénaire, qui vient de perdre son père, qu’il n’aimait pas. Il s’ennuie profondément dans sa petite vie de petit fonctionnaire. Ce Michel travaille pour le ministère de la Culture, qu’il égratigne, évidemment (ce qui est assez convenu). "Quoique Marie-Jeanne ne fasse à proprement parler rien, son travail est en réalité plus complexe: elle doit se tenir au courant des mouvements, des réseaux, des tendances (…). Les questions esthétiques et politiques ne sont pas mon fait; ce n’est pas à moi qu’il revient d’inventer ni d’adopter de nouvelles attitudes, de nouveaux rapports au monde (…)."

Et pourtant, c’est ce que fait Michel, lorsqu’il rencontre Valérie et Jean-Yves, qui changeront sa vie. Couple professionnel, ils travaillent ensemble au groupe Aurore, en tourisme. Leur tâche consiste à développer des formules voyages, et c’est Michel qui leur donnera l’idée de créer des clubs de "tourisme de charme".

Entre son premier voyage en Thaïlande et cet épisode, le narrateur est tombé amoureux de Valérie, la seule femme qui trouve grâce à ses yeux. Elle est capable d’aimer sans rien demander en retour. "Parfois, lorsque ces journées de travail avaient été longues (…) je la sentais tendue, épuisée nerveusement. Jamais elle ne se retourna contre moi, jamais elle ne se mit en colère, jamais elle n’eut une de ces crises nerveuses imprévisibles qui rendent parfois le commerce des femmes si étouffant, si pathétique. "Je ne suis pas ambitieuse, Michel… me disait-elle parfois. Je me sens bien avec toi, je crois que tu es l’homme de ma vie, et au fond je n’en demande pas plus."" Sainte femme, sacrée bonne maîtresse en plus, toujours allumée, pleine de ferveur sexuelle. Cela tombe plutôt bien, car Michel a de grands besoins en la matière.

Faux et usage de faux
C’est cette rencontre qui fait dire à plusieurs critiques que Plateforme est avant tout un roman d’amour; le sujet est pourtant accessoire dans ce livre ambitieux, qui se veut d’abord une critique sociale cinglante et provocatrice. Dégoûté de la vie, le Michel de Houellebecq relate ses rencontres avec des hommes tout aussi désabusés que lui. Ils font d’excellents clients, que les femmes occidentales ont déçus. Heureusement pour ces pauvres messieurs, il y a la petite Thaïe "avec des lèvres épaisses, et l’air gentille", qui les console. "(…) il y a beaucoup d’hommes qui ont peur des femmes modernes parce qu’ils veulent juste une gentille épouse qui tienne leur ménage et s’occupe de leurs enfants. Ça n’a pas disparu, en fait, mais c’est devenu impossible en Occident d’avouer ce genre de désirs; c’est pour ça qu’ils épousent des Asiatiques."

Au cours de ses pérégrinations, Michel observe ces clients, et écoute deviser Robert, un compagnon de voyage. "La notion d’égalité n’a nul fondement chez l’homme", dit-il pour justifier son propre racisme. On trouve chez Michel les mêmes élans contre les femmes, mais aussi contre les Chinois, naturellement sales, et les Japonais, naturellement méchants. Les humains, en général, sont bien mal partis.

Houellebecq tire à boulets rouges sur la société de consommation, sur l’exploitation des esprits et des corps, sur la philosophie humanitaire. Sur ce dernier point, il exprime le cynisme de bien des gens qui croient vains les efforts de tous les "droits-de-l’hommistes" de ce monde. Mais lui, qu’a-t-il à proposer? Pas l’ombre d’une idée.

Ce que pleure Michel Houellebecq, c’est le triomphe du désespoir. Écrivain de la décadence moderne, l’auteur de Plateforme dresse un portrait impitoyable de ses contemporains, et signe un véritable traité de misanthropie. Faut-il lui en vouloir pour autant? N’est-il pas le messager sur qui l’on aimerait bien tirer, pour que ne parvienne pas à nos oreilles cette horrible missive? Comme l’écrit justement le journaliste Marc Weitzman: "Un écrivain qui ne serait pas intoxiqué par le monde qu’il décrit aurait-il le moindre intérêt? Houellebecq est-il un grand écrivain, ou, plus modestement, le symptôme de notre époque?" (Le Monde, 7 sept.)

Houellebecq a trempé sa plume dans un pessimisme sinistre. Depuis Extension du domaine de la lutte, l’écrivain cristallise exactement l’air du temps dans ses romans: échec du politique, triomphe de l’économisme, individualisme sclérosant. Tout cela est rendu à travers une écriture limpide, quasi documentaire, une structure ingénieuse.

Mais il faut un moral à toute épreuve pour se remettre de cette lecture-catastrophe…

Plateforme de Michel Houellebecq
Éd. Flammarion, 2001, 370 p.
En librairie le 26 septembre

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Michel Houellebecq