La publicité envahit la littérature : Les liaisons dangereuses
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La publicité envahit la littérature : Les liaisons dangereuses

La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre: en octobre sera publié le premier roman ouvertement commandité par un annonceur. Vous avez bien lu! Après la télévision et le cinéma, voici que la littérature, qu’on croyait intouchable, ouvre la porte aux marques commerciales. La littérature est-elle à vendre?

Depuis quelques années, des voix s’élèvent pour dénoncer l’omniprésence de la publicité dans nos vies, comme le prouvent le succès de la revue Adbusters et celui du best-seller No Logo, de la Canadienne Naomie Klein. L’écrivain et journaliste Frédéric Beigbeder, un ancien créatif du monde de la pub, a même consacré tout un roman à cette invasion commerciale ravageuse: publié à l’automne 2000, 99 Francs s’en prenait à la tyrannie des marques et s’est hissé en tête de liste des livres les plus vendus. Même chez nous, un ancien publicitaire, Jacques Cossette, devenu professeur, y va de sa critique avec son livre La publicité, déchet culturel?.

Quand les fils de pub crachent dans la soupe, c’est que quelque chose ne tourne pas rond.

En effet, la publicité vient de franchir l’impensable limite: celle de s’immiscer dans les moindres recoins de notre imaginaire. Comment? En entrant de plain-pied dans la littérature de fiction. En octobre prochain, la maison d’édition anglaise HarperCollins publiera un roman intitulé The Bulgari Connection, signé par la romancière britannique Fay Weldon, commanditée par la célèbre bijouterie italienne… Bulgari. D’abord destiné aux prestigieux clients de la compagnie (et devant être distribué à 750 exemplaires), le roman a été jugé si bon, par l’éditeur et l’agent de Weldon, qu’on a ouvert grandes les portes du marché: on trouvera le roman sur les rayons de nos librairies dans quelques semaines.

Mais il y a eu des précédents. Un écrivain a fait la manchette, l’an dernier, avec le placement de produit: voulant se faire remarquer par la presse, l’Américain Bill Fitzhugh a semé dans son roman Cross Dressing la marque d’un whisky bien connu pour faire un coup d’éclat.

Même chez nous, Mordecai Richler a publié dans Saturday Night un extrait de son roman Barney’s Vision, dans lequel figurait le logo de la vodka suédoise bien connue et réputée pour ses campagnes originales. Néanmoins, Richler a fait preuve d’élégance: la morale fut sauve puisque le texte était libre de toute obligation.

Mais avec la parution du livre de Fay Weldon, qui donne nommément la vedette à son commanditaire, l’on vient de passer un cap décisif.

Le Québec est-il à l’abri?
François Colbert est titulaire de la Chaire de gestion des arts aux HEC. Ce professeur de marketing observe les rapports entre le commerce et la culture depuis 25 ans. "Je ne connais pas d’exemples de ce procédé au Québec, souligne-t-il, mais cela arrivera un jour. Je pense même que l’on verra des publicités à l’intérieur des romans et sur leurs couvertures." Sa théorie est toute simple: "Si ces pratiques ont lieu ailleurs, elles nous atteindront un jour au Québec, comme tous les phénomènes reliés à la publicité. Nous ne sommes pas du tout à l’abri. En fait, c’est l’évolution normale de la publicité: les médias sont tellement saturés d’annonces publicitaires que l’on doit trouver d’autres véhicules."

C’est que la pub doit se faire voir pour exister: imaginez que des écrivains illustres tels que John Irving, Salman Rushdie ou Margaret Atwood acceptent de parsemer leurs prochains romans de marques prestigieuses… On aurait beau être scandalisé, tout le monde en parlerait. Le but serait atteint.

Colbert souligne également un autre argument qui permet de croire que la littérature constitue l’avenir des publicitaires: gagner un lecteur de romans, n’est-ce pas récolter le gros lot? "Le public littéraire est une cible de choix: les lecteurs qui achètent des romans sont souvent des gens qui ont de l’argent et consomment les produits culturels. Ils ont un pouvoir d’achat, et c’est ce que veut la publicité: toucher ces gens-là."

Quant au livre de poche, l’intérêt des annonceurs est de viser un vaste public. "Là, vous avez un excellent argument: celui du nombre." Si pour François Colbert il y a réellement un marché potentiel, pour Denis Vaugeois, président de l’ANEL (Association nationale des éditeurs de livres) et éditeur, c’est tout le contraire. "Le livre n’est pas un produit payant, déclare-t-il. Je ne vois donc pas l’intérêt de la commandite. Il n’y aurait pas de retombées réelles." Pour Fay Weldon, les retombées sont toutefois sonnantes et trébuchantes, puisqu’elle a été payée pour écrire son roman. Comme l’a déclaré son agent aux journaux britanniques: quelle est la différence entre l’argent d’un éditeur et celui d’un annonceur? Vu comme ça…

Qui dit vrai?
Mais ce qui fait bondir le pourfendeur de la pub, Frédéric Beigbeder, c’est l’incursion de la commandite au coeur même du texte. "Je m’étais amusé, dans 99 Francs, à imaginer des fausses publicités insérées dans un roman, explique-t-il de Paris où nous l’avons joint. Je le faisais en espérant qu’une telle pollution n’arriverait jamais. Je me trompais, j’étais naïf! La pub envahit tout, contrôle tout. Elle cherche délibérément à s’infiltrer partout où il reste une once de liberté. Je croyais que la littérature était le dernier endroit de résistance. J’avais tort. Désormais il faudra feuilleter les livres au préalable pour savoir s’ils disent la vérité et vérifier s’ils ne sont pas soumis à la censure d’une marque."

C’est également ce que pensent les écrivains que nous avons interrogés au Québec. Parmi eux, Bruno Roy est également président de l’UNEQ (Union des écrivains québécois). "La publicité en littérature peut paraître une solution de rechange séduisante pour permettre aux écrivains de gagner leur vie. Mais ce procédé atteint gravement la liberté du créateur. Vous touchez à la vérité, à l’authenticité de la création. Quand on écrit sur un certain nombre de choses, c’est par nécessité: il s’agit d’un besoin de dire, de montrer, de choisir tel ou tel élément. Si quelqu’un s’oblige à le faire pour des raisons extérieures au texte, il perd sa liberté de choix."

Poser des limites?
Va-t-on revenir au temps des rois, qui permettaient ou non la publication d’un livre? A-t-on oublié que le magazine Esquire a fait retirer un texte du romancier David Leavitt, parce que Chrysler ne voulait pas s’associer à un contenu trop provocateur? Ou encore que plusieurs entreprises ont menacé de rompre leurs contrats avec divers journaux si les articles abordaient des sujets délicats, qu’il s’agisse de politique, de sexualité ou de thèmes controversés? Bien sûr, les magazines ne sont pas des livres.

Mais si la pratique atteint la littérature, qui nous garantit que les annonceurs n’auront pas effectivement le dernier mot?

Pour François Colbert, il faut se poser des questions avant, et non après que le phénomène ne nous gagne. "Quand on a parlé de commandites dans le milieu des arts au Québec, il y a 25 ans, les gens étaient outrés que l’on associe de grandes entreprises à un concert ou une pièce de théâtre. On avait peur de devoir orienter le contenu pour plaire au commanditaire; ou encore, on craignait l’autocensure, pour garder un bon contact avec l’annonceur. Mais regardez aujourd’hui: c’est devenu chose courante. Quand certains artistes sont mécontents, ils le disent: ce qu’a fait le metteur en scène Wajdi Mouawad en 1999, lors de la présentation de Don Quichotte, alors qu’il dénonçait l’omniprésence de la commandite au théâtre."

Selon Colbert, il faut que le milieu réfléchisse et pose des balises, ce avec quoi Denis Vaugeois est d’accord. Georges-Hébert Germain, auteur de la biographie de Céline Dion, et du Château, qui sort ces jours-ci, préfère que les auteurs décident pour eux-mêmes. "Je ne trouve pas le procédé scandaleux, dit-il, mais tout dépend de la manière dont c’est fait. Dans un livre grand public, comme celui sur Céline Dion, que j’ai écrit (et pour lequel je n’ai pas été commandité), je trouverais cela moins grave. Mais dans un roman de John Updike, par exemple, ce serait un choc: je serais bouleversé de savoir qu’il utilise un tel procédé. Parce que pour moi, Updike est un penseur, un homme qui a changé mon regard sur le monde. Je ne m’attendrais pas à ce qu’un écrivain tel que lui utilise une approche romanesque pour me passer un message. C’est sa crédibilité qui serait en jeu."

Le prix de la liberté
Mais les écrivains ont la vie dure. La crédibilité, de nos jours, n’est pas payante. Ce n’est pas du cynisme, mais de la lucidité. Décider de faire des romans pour gagner sa vie n’est pas exactement assurer son avenir. "Tant pis! lance Bruno Roy, c’est le prix à payer! Bien sûr, je comprends tout à fait que l’on soit tenté de céder à cette pratique: le 10 % de droits d’auteur accordé à un écrivain n’est pas immuable, et n’est pas inscrit dans la loi." Pour Roy, l’intrusion de la publicité dans la littérature soulève LE grand problème. "Prenez la pub à l’école; tout le monde crie au scandale; mais réfléchissons bien: c’est le désengagement de l’État qui est à la source du mal, pas la publicité qui, elle, vient colmater une brèche, et qui en profite. Résultat: c’est l’économie qui domine la culture, et non l’inverse. Voilà le vrai scandale."

Frédéric Beigbeder fait la même analyse. Mais pour lui, les artistes ont le devoir de dire non à la " marchandisation" du monde. "Parce que cette marchandisation est non seulement en train de le détruire, mais également en passe de supprimer leur liberté d’expression. Nous devons défendre plus ardemment les valeurs qui fondent notre démocratie. Non, tout n’est pas à vendre: les écrivains ont le devoir de REFUSER cette idéologie du commerce." Pour Beigbeder, c’est irrévocable: "La littérature n’est pas à vendre, la liberté non plus. J’ai le droit de dire que Bulgari est une marque immonde de bijoux pour ploucs enrichis."

Et toc.

Pouvoir intime
Le sujet soulève les passions, et personne ici, sauf Beigbeder, ne condamne les auteurs. Est-ce notre situation québécoise, celle d’un petit marché, qui nous rend plus compréhensifs? Notre sens de la débrouillardise, qui reconnaît dans la commandite et le placement de produit un nouveau moyen de financer la littérature? Au fond, qu’y a-t-il de mal à choisir une marque plutôt qu’une autre pour nommer un alcool, une voiture ou un paquet de cigarettes? "Mais le problème, répond Bruno Roy, c’est qu’un écrivain qui cède sur cela peut bien céder sur n’importe quelle idéologie. Soyons sérieux: ce n’est pas rien que de soumettre votre imagination à la marque d’un produit, c’est votre intégrité qui est en jeu. Vous intégrez une marque à laquelle vous êtes obligatoirement lié."

Tout dépend de la manière dont on s’y prend, explique Louise Alain, directrice marketing des éditions Alire, une petite maison de Québec qui publie polars, thrillers, fantasy. "Si le livre est bon, le récit, cohérent, pourquoi ne pas tenter l’aventure? Si le procédé n’est pas appuyé, que le tout se tient, pas de problème. Mais évidemment, il faut qu’il y ait une logique, sinon, le roman ne marche pas."

Selon Louise Alain, il faut laisser le choix à l’écrivain. "Nous ne disons pas aux écrivains quoi écrire, nous ne passons pas de commandes: de la même manière, nous n’avons pas à leur dire de céder ou non à ce genre de pratiques. Ce sont des décisions qui incombent aux créateurs qui auront à vivre avec leurs choix. C’est un problème moral, éthique, qui les regarde personnellement."

Denis Vaugeois ne serait pas étonné que le placement de produit soit déjà pratiqué sans qu’on le sache. "On a vu tant de choses dans le domaine du livre que cela ne me surprendrait pas. Vous n’avez pas idée de ce que les écrivains sont prêts à faire pour être publiés. Mais je dois avouer que, personnellement, ça ne me gêne pas. Si j’apprenais demain matin que Gabriel García Márquez a été payé pour que ses personnages logent à tel hôtel plutôt qu’à tel autre, franchement, je n’en serais pas offusqué. Cela ne lui enlève pas son talent, ni son originalité."

Peut-être. Mais désormais, nous sommes informés. Nous connaissons les méthodes, les tactiques, les stratégies des publicitaires. Difficile de jouer à l’autruche.

Or, l’écriture et le langage sont un lieu où le lecteur et l’écrivain cherchent un sens et composent, chacun de leur côté, leur propre monde. Le livre accompagne le lecteur dans sa solitude; il est à son chevet, le suit dans son travail et dans ses loisirs. Les publicitaires l’ont bien compris, voyant dans la littérature de fiction un créneau rêvé pour toucher à notre intimité. Allons-nous les laisser faire?