Coeurs braisés /Un fin passage : Éloge de la fuite
L’une vit à Val-d’Or; l’autre, en Acadie. Elles sont toutes deux poètes, romancières, et, à l’occasion, scénaristes. Dans leur dernier livre, elles font chacune à sa manière l’éloge de la fuite, avec légèreté, humour et grâce.
C’est peut-être que les temps sont particulièrement durs, mais qu’il est réconfortant, ces jours-ci, de se couler dans des histoires simples, des histoires qui vous donnent l’impression que le poids du monde pèse un peu moins lourd. Ce n’est pas que Coeurs braisés, de Louise Desjardins, ou Un fin passage, de France Daigle, parlent de choses légères, loin de là. Il y aurait même quelques sourdes tragédies dans les nouvelles de l’une et le roman de l’autre. Mais leur écriture a la transparence de l’aquarelle; le regard qu’elles posent sur la vie et sur celles de leurs protagonistes est léger et subtil, il capte aussi bien le malheur que la drôlerie de l’existence. Pris dans l’étau des rêves inexaucés, leurs personnages sont en état de fuite en avant, se laissent porter par les hasards et leur espoir de bonheur, quitte à prendre certains risques, dont celui d’être amèrement déçus. Mais ils poursuivent leur quête envers et contre tous, jamais résignés.
Ainsi Adèle, l’héroïne qui apparaît dans les 11 nouvelles de Coeurs braisés, de Louise Desjardins, à différentes époques de sa vie. Adèle qui se rappelle, dans Amourettes de boeuf, son adolescence éperdue, cette époque candide où elle cherchait "à trouver l’amour de l’amour dans n’importe quel frisson de voix masculine", fût-ce celle de son dentiste. Adèle a quitté Val-d’Or pour faire carrière à Montréal. Tout comme son dentiste, qu’elle a perdu de vue. Elle est devenue journaliste, les gens la voient régulièrement à la télé. Un jour, elle reçoit une lettre de cet homme dont elle garde encore un souvenir transfiguré par ses fantasmes d’adolescente. Il l’a reconnue au Point. Il souhaite prendre rendez-vous, simplement pour parler de l’Abitibi… "Perdue parmi les communiqués de presse, sa lettre est aussi attendrissante que ses doigts sur mes lèvres autrefois." C’est suffisant pour qu’elle accepte de le revoir, d’embarquer à bord de sa grosse Ford Mercury, de quitter la ville sans trop savoir où ils se dirigent ("au fond, peu importe où on va"), et de se retrouver quelque part à la campagne, dans un lieu improbable, absolument contraire au romantisme: un chapiteau en forme de grange où a lieu un encan de boeufs et de taureaux!
Cette nouvelle qui ouvre le recueil de l’auteure de La Love et de Darling donne clairement le ton de celles qui suivront. Dans cet univers d’autodérision tranquille, on partira, souvent sur un coup de tête, sans jamais savoir où l’on se retrouvera. Dans Maquereau grillé, un voyage d’amoureux tourne à la scène de ménage, et les travers les plus pathétiques de l’amant d’Adèle sont révélés. Dans Petits Fruits mûrs, une cueillette de bleuets s’avère une expérience traumatisante pour Adèle et son fils. Dans Ceviche, Adèle, en mal d’amour, accepte de suivre le comptable de son bureau jusque dans son infâme sous-sol à Saint-Léonard, et découvre la vérité toute crue sur ce petit employé banal et effacé. Ainsi va la vie d’Adèle, qui semble avoir le don d’attirer les marginaux (Civet de lapin), les doux cinglés (Bagatelle, Poule en chocolat), les amants enflammés (Dinde farcie) ou trop exigeants (Doigts de dame), et les gens encore plus malheureux qu’elle (Cervelle flambée). Sous la plume de Louise Desjardins, ces personnages ne sont plus pathétiques, ils sont humains, trop humains, et par là, sinon attachants, à tout le moins fascinants.
Si l’on est, dans Coeurs braisés, toujours en mouvement, en route, hors de chez soi, à la rencontre du hasard et des destins croisés, on se retrouve, chez France Daigle, carrément en état d’apesanteur, du moins dans les premières pages d’Un fin passage. À bord d’un avion qui survole l’Atlantique voyagent une jeune fille de 15 ans; un vieux rabbin ou un pope, on ne sait trop, qui disserte sur Dieu et sur "la joie sans repère"; un homme d’âge mûr, artiste peintre, qui fait semblant de lire tout en écoutant le bavardage de ses voisins; un jeune couple de Moncton, Terry et Carmen (deux personnages déjà croisés dans Pas pire, un roman précédent). Quelque part dans les limbes, l’âme d’un homme en transition "dans l’aile des suicidés exacts". Ailleurs, dans un restaurant bondé, une femme qui parle avec une amie des lubies de son mari; ailleurs encore, un homme, Hans (un autre personnage de Pas pire), fou de puzzles ("il avait acheté ce deuxième casse-tête sous l’effet d’une petite psychose du mardi, alors qu’il s’était senti particulièrement courageux, plutonien, chinois"), qui voit régulièrement une psychiatre new-age qui refuse d’être payée.
À la manière du film Short Stories, de Robert Altman (basé sur des nouvelles de Raymond Carver), ou à celle du dernier roman de Suzanne Jacob, Rouge, mère et fils, France Daigle va faire se croiser les routes de tous ses personnages, nouant et dénouant les fils de leurs destins, en simultané, tissant une très fine toile où dans laquelle on se laisse prendre avec bonheur.
Coeurs braisés
de Louise Desjardins
Boréal, 2001, 116 p.
Un fin passage
de France Daigle
Boréal, 2001, 130 p.