La Société d’émancipation du pied : La marche de la liberté
Kathryn Harrison revient de loin. En 1997, la parution du Rapt (The Kiss), roman-vérité où elle relatait sa relation incestueuse avec son père, créait tout un émoi dans le monde de l’édition.
Kathryn Harrison revient de loin. En 1997, la parution du Rapt (The Kiss), roman-vérité où elle relatait sa relation incestueuse avec son père, créait tout un émoi dans le monde de l’édition. Ce récit-choc, où elle témoignait d’une liaison destructrice qui avait duré quatre années, a divisé la critique et scandalisé les esprits bien pensants. La jeune femme, alors mère de deux enfants, mariée au rédacteur en chef du Harper’s Magazine et auteure de trois romans (bien accueillis, ceux-là), s’est attiré les foudres d’une certaine presse, dont le Washington Post, qui l’accusa d’opportunisme et d’exhibitionnisme.
Trois ans plus tard, Kathryn Harrison revient en force à la fiction, avec un roman qui confondra les critiques les plus sceptiques. Un livre brillant, érudit, foisonnant, qui établit, hors de tout doute, son talent d’écrivain.
La Société d’émancipation du pied raconte le fabuleux destin de May, une Chinoise née à la fin du XIXe siècle, à une époque où perdurait une coutume barbare: le bandage des pieds des fillettes, véritable torture qui devait faire du pied un objet érotique (je vous laisse le soin de découvrir l’usage qu’on en faisait), et qui était le gage d’un "bon" mariage.
Or, celles qui subissaient, comme May, ce supplice devaient aussi renoncer au bonheur simple de marcher. Contrairement à ce que l’on croit, "un pied bandé n’est pas un pied que l’on empêche de grandir. C’est un pied cassé, plié en son milieu, les orteils recourbés sur les talons". Elles ne sortiraient plus de chez elles qu’en chaise à porteurs. L’image exotique de la belle Chinoise gracieusement assise dans un palanquin en prend un coup.
May sera mariée, comme il se doit, à un homme prospère. Un homme qui a déjà trois épouses, qu’elle détestera sur-le-champ, qu’elle tentera de fuir (mais allez donc fuir, les pieds mutilés, emprisonnés dans de minuscules chaussons brodés) à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’elle réussisse à soudoyer un jardinier qui acceptera de la porter sur son dos jusqu’aux abords de Shanghai, où elle vendra quelques perles pour se louer une petite chambre en attendant de trouver de quoi vivre.
Préparez-vous à un voyage extraordinaire. De l’élégant bordel de Shanghai (où elle apprend à fumer de l’opium, et où elle fait la rencontre de son futur mari, un Australien idéaliste, fondateur de la Société d’émancipation du pied, inoubliable personnage) jusqu’à la Côte d’Azur, en passant par Londres; May se déplace, entourée d’une petite tribu multiculturelle: boys, porteurs, nombreuse belle-famille, dont sa nièce Alice, fascinée, comme nous, par cette femme excentrique et fière, opiniâtre, possessive et cruelle.
Secrets inavouables, érotisme, héroïsme, bonté et férocité, beauté et hideur, La Société d’émancipation du pied est à l’image de cette ville où May a trouvé la voie de sa libération: cette ville qu’elle porte en elle, "la pouilleuse, la grouillante Shanghai et ses immondes rivières"; cette ville où elle a aperçu, un jour, un coolie traversant le Garden Bridge, "une harpe dorée d’au moins un mètre quatre-vingts sur le dos. Regardant l’homme courir, courbé sous son fardeau inouï, la jeune femme sut être arrivée dans la ville de tous les possibles".
La Société d’émancipation du pied
de Kathryn Harrison
traduit de l’anglais (américain) par Sylvie Schneiter
Éd. JCLattès, 2001, 367 pages