Le thème mère/fille : De fille en aiguille
Dur, d’être la fille de sa mère vieillissante, la mère de sa mère qui dérive. Deux romancières, l’une d’expérience, l’autre débutante, ont fait des liens tortueux qui nouent mères et filles le sujet de leur dernier livre. Poignant.
Beaucoup de romanciers ont parlé de leur mère, d’Albert Cohen (Le Livre de ma mère) à Jean Rouaud (Pour vos cadeaux), pour n’en mentionner que deux (mais deux exemplaires). Moins de romancières, en revanche, ont réussi, ou souhaité, faire de la femme qui les a mises au monde un personnage de livre. La relation mère-fille est souvent tendue, passionnée, contradictoire, faite d’un lourd mélange d’admiration et de culpabilité. La fille se voit dans sa mère comme dans un miroir, et quand cette mère prend de l’âge, c’est sa propre vieillesse qu’elle entrevoit.
Dans le récit de Pierrette Fleutiaux, Des phrases courtes, ma chérie (conseil littéraire que lui donnait sa mère, et qu’elle n’a pas suivi), l’auteure de Nous sommes éternels (Gallimard, prix Femina 1990) s’est attablée à cette tâche difficile de parler de sa relation avec sa mère. Elle l’a fait avec ses outils d’écrivain, avec un entêtement d’écrivain, avec le besoin aigu de mettre en phrases, le plus clairement possible, les sentiments confus qui les ont tenues liées. Comme si l’écrire éclairerait le mystère qu’était sa mère, cette "énigme fichée au coeur de ma vie (…), mon socle et ma plus grande confusion".
Vivre de loin
À partir du jour où Fleutiaux et son frère unique décident de convaincre leur mère vieillissante de vendre la maison familiale pour aller dans une de ces résidences chics pour personnes âgées, l’auteure d’une bonne douzaine de romans, recueils de nouvelles et livres pour la jeunesse connaît une période de vide littéraire. "Pendant sept ans, raconte-t-elle, je n’ai pas pu écrire. Mon journal sans doute, des phrases de complainte, de banals comptes rendus du quotidien…" Elle qui n’est "bien que dans la fiction, et la plus éloignée possible du témoignage", avance à tâtons dans cette histoire qui est la sienne et celle de sa mère. Elle qui, pour vivre sa vie d’écrivain, s’est éloignée de sa famille, allant vivre à Paris, puis aux États-Unis, haute trahison, qui a subi le reproche silencieux de sa mère qui ne s’est jamais "résignée à cet abandon", doit écrire sa culpabilité que les vagues de révolte n’arrivent jamais à balayer tout à fait. "Il n’y a que mes enfants qui comptent", répétait sa mère à tout propos…
Pendant les dernières années de la vie de sa mère, Fleutiaux a fait 100 fois le long trajet, parfois en train, parfois en voiture, de Paris jusqu’à la résidence de la petite ville où sa mère vivait désormais. Elle y passait le week-end, jeune fille sage et dévouée de plus de 50 ans qui vient désennuyer sa maman. "On fait avec le vieux parent comme on a fait avec ses enfants, écrit-elle. On voudrait qu’il mène une vie saine, fasse du sport, ait de bons amis, se porte bien et ne vous colle pas aux basques. On fait ce qu’on sait faire. On devient tyrannique." Mais plus sa mère vieillit, plus ses comportements deviennent inquiétants. Crises de panique brèves mais fulgurantes, refus de sortir, de se mêler aux autres de la résidence. Plus le temps passe, plus le corps est décrépit, plus les choses les plus simples – aller dîner au restaurant; acheter une nouvelle robe – deviennent des montagnes à gravir. "Pendant que mes collègues écrivains de par le monde sondent des problèmes graves, participent à de savants colloques et travaillent à conquérir leurs lecteurs, écrit Fleutiaux, voici ce qui m’occupe: les magasins de vêtements pour personnes âgées dans une ville de province du Centre de la France. C’est là toute ma science, mon étude, et l’entonnoir où s’engouffrent mes énergies."
Pourtant, elle l’admire, cette mère à l’amour culpabilisant, malgré ses sautes d’humeur spectaculaires, malgré le nuage noir qui vient parfois assombrir son visage, et que rien ne dissipe. Elle admire sa vigueur, ses séductions de vieille dame rusée, son aplomb quand elle est en terrain connu – enjôler les médecins, les coiffeuses, les vendeuses, s’intéresser à la musique des petits-enfants, s’attirer l’amitié du timide petit garçon chinois qui vient d’emménager à côté, ou tirer en douce des flèches à sa fille, dont elle n’aime pas la coiffure ou les chaussures ("c’est à la mode, ça?"). Elle l’aime, mais lui en veut de ne pas l’avoir faite parfaite, de lui avoir légué ses migraines, de vouloir lui faire porter sa féminité à sa place, ce qui l’enrage et l’attendrit à la fois, "me mettant le coeur à rude épreuve et me ligotant encore plus serré dans mon trouble".
Bonheur maternel
Quand elle écrit son récit, la mère de Fleutiaux n’est plus. Celle du roman de Régine Vandamme, elle, est toujours vivante. Ou plutôt survivante, rescapée d’elle-même. Mère fictive? Mère réelle? Rien ne nous l’indique, dans ce livre pudique qui a pourtant des accents graves d’histoire vécue. Un jour la mère de la narratrice décide de ne plus travailler, de se payer du bon temps, ultime folie, un voyage en Espagne, où elle rencontrera un homme dont elle tombera amoureuse. En quelques mois, elle se retrouve "sur la paille": toutes ses économies, envolées, l’amour, désillusionné. Là commence une longue descente aux enfers. Le déménagement dans un logement minable, la maladie dans laquelle elle s’abîme, "comme une façon passive de choisir sa mort parce qu’elle n’avait pas la force de se la donner". Sa fille devient du jour au lendemain la mère de sa mère. Les signes de la décrépitude se multiplient. L’appartement devient le royaume de la poussière. Sa mère ne se lave plus, ne s’habille plus, ne sort plus, elle ne fait que fumer cigarette sur cigarette, et boire. "Beaucoup. Trop. Elle boit sans qu’on la voie. En cachette de nous. En cachette d’elle. Elle se refuse cette vérité qu’on lui ressasse depuis si longtemps."
Ici pourtant (est-ce la fiction qui vient rapiécer la vie?), l’amour des enfants arrivera à faire ce que Fleutiaux n’a pas réussi, un petit miracle: rendre la mère heureuse. Une cure de désintoxication, ensuite, du travail (elle s’occupera des enfants de sa fille, chez qui elle ira s’installer). "Ma mère connaît désormais ce qu’elle ignorait naguère, conclut Régine Vandamme, ce que j’ignore encore, ce que trop souvent le monde ignore: il existe sur cette terre un endroit où poser son sac, où se poser. Où se reposer."
L’une comme l’autre, Pierrette Fleutiaux et Régine Vandamme réussissent à toucher au coeur sensible du trouble qui entoure l’amour maternel. Un trouble qu’elles n’arrivent peut-être pas à dissiper, mais qu’elles offrent en partage, dans des livres où se reconnaîtront toutes celles qui vivent ou ont vécu le même amour tendre et douloureux.
Des phrases courtes, ma chérie
de Pierrette Fleutiaux
Éd. Actes Sud, 2001, 223 p.
Ma mère à boire
de Régine Vandamme
Éd. Castor Astral, coll. Escales du Nord, 2001, 139 p.