L’Obsession du mal : François Charron
"Y a-t-il un lien entre la parole confidentielle du poème et les agissements de son auteur?": François Charron pose la question dans les premières pages de L’Obsession du mal, le volumineux essai biographique qu’il consacre à Hector de Saint-Denys Garneau, le poète décédé en 1943, à l’âge de 31 ans.
L’Obsession du mal
De Saint-Denys Garneau et la crise identitaire au Canada français
"Y a-t-il un lien entre la parole confidentielle du poème et les agissements de son auteur?": François Charron pose la question dans les premières pages de L’Obsession du mal, le volumineux essai biographique qu’il consacre à Hector de Saint-Denys Garneau, le poète décédé en 1943, à l’âge de 31 ans.
Selon Charron, Saint-Denys Garneau a "incarn[é] avec une acuité qui le dépasse la crise profonde d’un Canadien français refermé sur lui-même, soumis à des diktats religieux culturellement aliénants". L’intérêt de L’Obsession du mal ne tient cependant pas à ce qu’il nous apprend des tourments intérieurs du poète. Sur ce plan, de nombreuses pages de l’ouvrage sont à mettre au registre de ce que les anglos appellent le psycho-babble: le blablabla psy.
Malgré tout, ce livre est proprement passionnant: par sa façon de mettre en lumière ce que les tensions thématiques de l’oeuvre de Saint-Denys Garneau nous apprennent du caractère incroyablement oppressant du cléricalisme québécois des années 30.
Saint-Denys Garneau était préoccupé par des questions profondément existentielles: "Ne permets pas qu’un moment de toi retourne au néant dont il semble venir", écrivait-il. Il cherchait, selon la superbe formule de Charron (qui, il faut se le rappeler, est avant tout poète), à "redonner chair à ce qui n’est qu’une ombre"; à se faire l’écho d’"une vie ressaisie dans l’accord de l’expression et de l’expérience, une vie jamais complète, une vie qui, justement, n’est pas déjà jouée." Sauf que Saint-Denys Garneau a eu le malheur de vivre à un moment où le clergé pipait les dés à son avantage.
Ce n’est certes pas très nouveau que de dénoncer ainsi l’intégrisme catho qui a sévi par ici jusqu’aux années 60. Or L’Obsession du mal va plus loin: l’essai nous rend sensibles aux relents de soutanes qui persistent à empester nos opinions. Difficile de ne pas penser à des problèmes on ne peut plus actuels lorsque Charron signale que l’oeuvre de Saint-Denys Garneau a été accueillie par des remarques dans lesquelles on "reconn[aît] la peur du métissage, l’obsession de la pureté, la hantise de la trahison des racines qui font du Canadien français une entité ramassée sur elle-même, sécurisée de s’aplatir sous sa langue, sous sa race, sous sa religion, pour se sauver du pluralisme ontologique de la modernité".
Pendant la première moitié du XXe siècle, ce pays était convaincu que son avenir était intrinsèquement lié à la perpétuation de sa foi et de sa langue. Les bondieuseries ont peut-être pris le bord, mais on continue à se réclamer tout comme alors de "la fonction suturante de notre belle langue française". On brandit la grammaire comme d’autres le Coran.
Charron démontre que "la crise garnélienne marquait les premiers moments d’un dilemme qui, depuis, n’a cessé de nous tarauder: comment penser et reconnaître ensemble le pluralisme culturel et l’universalité de certaines valeurs de notre culture?". L’Obsession du mal a beau parler d’un poète d’avant-guerre, le livre est d’une troublante actualité.
Éd. Les Herbes rouges, 2001, 590 p.