Jean-Christophe Rufin : Le choc de l’Histoire
JEAN-CHRISTOPHE RUFIN est écrivain mais également cofondateur de Médecins sans frontières. Son roman Rouge Brésil place au centre de l’action le choc des civilisations. Un sujet on ne peut plus d’actualité.
Il est né en France, "Français à 250 %, Gaulois!" fait-il en souriant. Il est polyglotte (anglais, italien, brésilien, et bientôt allemand), polyvalent, globe-trotter. Il a étudié la médecine, puis les sciences politiques ("pour combler des lacunes"), a été l’un des pionniers du mouvement Médecins sans frontières, et a écrit quatre romans, dont L’Abyssin, qui remportait en 1997 le prix Méditerranée et le Goncourt du premier roman; et trois essais, dont La Dictature libérale, prix Jean-Jacques Rousseau 1994. Jean-Christophe Rufin est pressé, certes, occupé, mais posé. À peine débarqué à Montréal pour faire la promotion de son dernier roman, Rouge Brésil, en lice pour le Goncourt, il repartira pour Toronto, avant de gagner la Pologne, où l’un de ses romans est en cours de traduction. Prochain départ? "Ce n’est pas sûr encore. On m’a proposé dernièrement de reprendre du service du côté de l’aide humanitaire, en Afghanistan, où il y a un gros problème de coordination en ce moment. Je ne sais pas, si l’offre tient toujours, je travaillerai peut-être là-dessus…"
La première fois
Il y a 10 ans, c’est pour le Brésil que Jean-Christophe Rufin s’envolait, après avoir accepté un poste d’attaché culturel et de coopération. Un séjour d’un an au cours duquel il allait s’imprégner des paysages et de la culture du pays. "J’ai laissé reposer tout ça pendant 10 ans, raconte Rufin, et ça m’est revenu l’année dernière; soudain, j’ai eu envie d’écrire là-dessus." Et comme il l’avait fait pour L’Abyssin, c’est en revisitant l’Histoire de ce pays, et du sien, que l’histoire de son roman lui est apparue.
Rouge Brésil raconte une page peu glorieuse de l’Histoire de France: la tentative de conquête du Brésil menée, en 1555, par le chevalier de Villegagnon au nom du roi de France. Parmi des centaines d’hommes partis à la découverte du Nouveau Monde à bord de navires insalubres, deux enfants, engagés de force, car les enfants, c’est bien connu, ont le don d’apprendre rapidement d’autres langues, et les Français auront besoin d’interprètes. C’est ainsi que Just et Colombe, orphelins de mère, abandonnés par leur père, se retrouvent dans la baie de Rio, et qu’ils découvriront, dans un même souffle, la simplicité et la noblesse des indigènes et la vanité destructrice des conquérants; les rivalités entre Français et Portugais, entre catholiques et réformés, le fanatisme, le cannibalisme, mais aussi l’amitié et l’amour.
Dans l’épilogue de ce roman fouillé, savant, coloré et plein de vie, Rufin confesse sa passion. "Le thème qui m’obsède entre tous: celui de la première rencontre entre des civilisations différentes, l’instant de la découverte qui contient en germe toutes les passions et tous les malentendus à naître." Une fascination qui remonte à sa première expédition humanitaire en Éthiopie, où il n’avait jamais mis les pieds. "Quand on vit cette première fois, ce premier contact, c’est comme si on revivait l’expérience des premiers découvreurs. Après, ce n’est plus jamais pareil. Après on connaît, on reconnaît, on a des idées, un écran d’habitudes qui se forme. Mais la première fois est unique."
Merci la vie
Quand on évoque la rencontre entre des civilisations différentes, il est impossible de ne pas penser à la crise actuelle, la question est inévitable. "Pendant les 10 dernières années, constate Rufin, on s’est retiré d’un tas de zones où il n’y avait plus vraiment d’enjeux pour nous. Quand vous aviez les Russes en Afghanistan, les Américains en face, tout le monde avait intérêt, d’une certaine façon, à s’occuper de ces pays, même si c’était pour les mauvaises raisons. Mais depuis 10 ans, on avait délaissé ces zones. On assiste présentement au retour de ces problèmes, et il y a un tel traumatisme américain que tout d’un coup tout le monde découvre ces choses-là. Malheureusement, même si jamais on n’aurait pu prévoir ce qui s’est passé aux États-Unis, les gens qui s’occupent de ces questions, qui étaient déjà sur le terrain, voyaient ces mouvements armés, leurs transformations, leur volonté de se réintroduire de force. Toutefois, il ne faut pas non plus réduire l’ensemble des pays du Tiers-Monde à ces zones-là."
Rufin, qui travaille pour l’aide humanitaire depuis des années, n’a pas choisi la branche la plus tranquille de la médecine. "Ça n’a jamais été facile de faire de l’humanitaire, mais aujourd’hui, on est passé à un stade plus grave. On ne nous remercie pas, on nous tire dessus. L’aide humanitaire est pratiquement associée, chez les gens qui la reçoivent, aux Occidentaux en général et aux armées. En Afghanistan, par exemple, on ne fait pas la différence entre un organisme et le pays qui bombarde. On nous demande nos passeports aux douanes, on fouille nos valises. Il faut savoir pourquoi on fait ça. Moi, je ne l’ai jamais fait pour qu’on me remercie."
Pourtant, Rufin ne s’est jamais senti triste au cours de ses expéditions. "Quand je me suis rendu en Éthiopie, je suis allé dans les zones de famine, de choléra, mais ce n’est pas ça que j’ai retenu, c’est tout le reste, tout ce qu’on ne voit pas à la télé. C’est un pays riche, riche d’autres choses, un pays qui n’a pas du tout atteint l’âge industriel moderne, qui est resté dans une espèce de culture biblique – les paysages sont des paysages de la Bible! On a l’impression d’être deux mille ans en arrière, et dans ce contexte-là, ils ne sont pas pauvres du tout! Il y a des pays qui ont réussi à préserver quelque chose qui est vraiment du domaine de la richesse, où l’on n’a absolument pas l’impression d’être en face de gens qui sont en état d’infériorité par rapport à nous, sauf évidemment dans des zones très circonscrites où sévissent la famine et la guerre, mais ce sont des zones très spécifiques. Quand je reviens de mes séjours, les gens me disent: "Mon Dieu, ça a dû être terrible!" Mais en réalité, dans beaucoup de pays du Tiers-Monde, même s’ils sont en situation de crise, les gens sont rarement tristes. Il y a plein d’enfants, une vie, quelque chose de fort, de primordial, de vivant qui se passe. Quand je reviens chez nous, en France, je vois des gens âgés qui font la gueule en promenant leur chien, et je trouve ça beaucoup plus triste, en fait."
Rouge Brésil
de Jean-Christophe Rufin
Éd. Gallimard, 2001, 550 p.