Elisabetta Rasy : Femmes d'influence
Livres

Elisabetta Rasy : Femmes d’influence

La journaliste et auteure ELISABETTA RASY a écrit un roman historique à la manière noire des romantiques. Son sujet: Mary Wollstonecraft, pionnière du féminisme, et mère de la célèbre Mary Shelley. Nous avons joint Rasy à Rome, où elle vit.

La mère de Frankenstein, Mary Shelley, avait elle-même une maman illustre: la femme de lettres anglaise Mary Wollstonecraft (1759-1797), auteure de Revendication des droits de la femme, texte fondateur du mouvement féministe, paru en 1792. C’est à cette dernière que s’est intéressée la romancière et journaliste italienne Elisabetta Rasy (critique littéraire pour le Corriere della Serra, un quotidien italien) dans L’Ombra della luna, traduit en français par La Citoyenne de l’ombre – un titre bien moins poétique que l’original.

Raison passion
Elisabetta Rasy, jointe par téléphone à son domicile romain, se montre très volubile au sujet de son héroïne et dit admirer son grand courage ("il en faut pour débarquer toute seule après la Révolution à Paris!" lance-t-elle), et son talent.

La Citoyenne de l’ombre raconte l’arrivée de Mary Wollstonecraft (partie de Londres, une ville qu’elle n’aime pas), en décembre 1793 à Paris, soit quelques années après la Révolution; la Terreur emplit les rues de ses misères, et la romancière anglaise vient écrire un ouvrage sur la Révolution française, dont elle admire les idéaux. Wollstonecraft la féministe se bat pour devenir un "sujet", avec autant de ferveur que ces millions de paysans, qui veulent abolir la royauté. Et c’est aussi à Paris qu’elle va rencontrer l’amour. Toutefois, après le bonheur des débuts, cet amour la dépossède d’elle-même.

"Le projet que j’ai entrepris, confie Rasy, était de faire ressortir cette "contradiction" entre la femme affirmée, revendicatrice, qui a écrit l’un des textes les plus importants du féminisme; et cette passion amoureuse avec Gilbert Imlay, amour à travers lequel elle se montrait très vulnérable. Je trouve qu’elle figurait le modèle de la femme moderne, qui cherche à dénouer les liens entre deux destins, celui de la réalisation de soi et celui de l’amour." Et à l’époque, ne vit pas sa liberté amoureuse qui veut.

Mais Rasy ne voit pas cela comme un problème. "Sur le plan de l’imaginaire, explique l’auteure, la passion pour cet homme a provoqué une transformation; et pour moi, ceci me permettait de faire de cette héroïne une sorte de métaphore. C’est-à-dire qu’elle projette la raison des Lumières dans le romantisme du XIXe siècle, les deux courants étant contenus dans ce personnage. En fait, c’était un peu les Lumières chassées par les "Nocturnes" si vous voulez!… J’ai trouvé cette situation romanesque passionnante, parfaite pour la fiction, très riche d’invention."

Lettres vivantes
À la suite de sa rencontre avec un gentleman (le premier narrateur) par un soir d’orage, une jeune femme fait le récit rétrospectif de sa vie avec sa maîtresse, Mary, qui l’engagea comme domestique alors qu’elle venait de débarquer à Paris. Dès les premières pages, le lecteur est plongé dans l’univers du roman noir, romantique, comme les aimait le XIXe siècle. "À gauche, je vis l’éclair s’abattre sur un bosquet de vieux chênes, au beau milieu d’une plaine terreuse, à quelques pas de nous. (…) Puis la jeune fille s’était soudain arrachée à sa torpeur, et le lainage foncé avait révélé une couronne de cheveux dorés autour d’un visage sombre comme un drapeau de deuil."

C’est alors que débute le récit de Marguerite. Elle relate sa rencontre avec Mary Wollstonecraft, ses échanges intellectuels, et fait le portrait plein d’admiration de sa maîtresse. Les dialogues, empruntés à la correspondance de Wollstonecraft, servent, pour Rasy, à raconter le quotidien. "Le temps qu’il fait, la nourriture, les vêtements, les déplacements, la vie de tous les jours, quoi: tout cela est contenu dans ses lettres. Puis, en ce qui concerne Marguerite, j’ai inventé le personnage, mais on peut trouver ce nom dans la correspondance."

Mary Wollstonecraft a aussi écrit des lettres particulières alors qu’elle voyageait vers la Scandinavie, l’une des (grandes!) étapes de son parcours. Ses missives étaient, contrairement aux autres, destinées à la publication. Elles paraissent en effet en Angleterre en 1796, où elles remportent un énorme succès; on les compare aux Souffrances du jeune Werther, de Goethe, rien de moins. Ces lettres, intitulées A Short Residence in Sweden, Norway and Denmark, racontent la vie d’une femme dévorée par une passion sans espoir, et condamnée à une grande solitude, et à la souffrance. "Ajoutez à cela la vraie vie de Wollstonecraft, qui fut également une existence de tourmente, de longs et pénibles voyages, au cours desquels elle cherchait à retrouver son amant, et vous avez tout ce qu’il faut pour inspirer les écrivains de l’époque et tout le milieu littéraire anglais."

Jusqu’à sa fille, Mary Shelley, qui, avec son mari, voue un culte troublant à sa mère, qui rendit l’âme en lui donnant naissance… De quoi marquer l’imagination, en effet!

"En fait, une bonne partie du milieu littéraire anglais de l’époque fait de Wollstonecraft une héroïne du mouvement romantique. Les spécialistes disent également que l’imaginaire de ses textes à elle, notamment ses descriptions du climat nordique, ses images de blancheur spectrale, se retrouve chez les auteurs anglais, comme Coleridge, faisant d’elle une réelle inspiratrice."

Le roman d’Elisabetta Rasy est un récit d’aventures, d’amour, de savoirs, écrit avec élégance, et habilement mené. L’auteure y développe plusieurs thèmes dont la soif de liberté, l’émulation (à travers l’admiration de Marguerite pour Mary), en plus de ceux évoqués plus haut.

Mary Wollstonecraft aurait donc eu une influence non seulement sur les droits des femmes, mais également sur l’histoire de la littérature. Deux passions que cultive Elisabetta Rasy, depuis ses débuts en écriture et en journalisme, et que l’on retrouve mises en scène dans La Citoyenne de l’ombre. Si l’on ne connaît ni la première ni la seconde, on gagne doublement à découvrir ce très beau roman.

La Citoyenne de l’ombre
d’Elisabetta Rasy
Éd. du Seuil, 2001, 203 p.

La Citoyenne de l'ombre
La Citoyenne de l’ombre
Elisabetta Rasy