Nouvelles gagnantes – 1er prix : La Conjugaison
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Nouvelles gagnantes – 1er prix : La Conjugaison

Le Concours de nouvelles Voir 2001 s’est terminé en beauté. Parmi près de 600 nouvelles, nous avons eu la tâche de choisir trois textes gagnants. Le jury, présidé par Monique Proulx, était composé de Tristan Malavoy-Racine, Julie Sergent, Marie Labrecque, Marie-Claude Fortin, Pascale Navarro et Suzanne Fauvel, gérante de la Librairie Raffin, qui s’associait avec nous pour ce Concours. Les lauréats sont Paul Fortier, 1er prix, avec La Conjugaison; Evelyne Lavoie, 2e prix, pour Orifices; ces deux textes sont publiés dans nos pages. Maia Loïnaz a remporté le 3e prix, pour Long Way Down, et sa nouvelle est affichée sur notre site. Soulignons enfin qu’une mention a été accordée à Isabelle Monette pour Le TrèsEst. Merci à tous les participants.

Texte: Paul Fortier
Je venais d’avoir huit ans; je m’en souviens très bien. Assis à mon pupitre j’entendais la maîtresse ("Bonjour madame Lafontaine, que vous êtes jolie, que vous me semblez belle") parler à notre groupe des verbes du premier groupe, lui expliquer leur conjugaison à l’indicatif présent, mais j’étais; j’étais absent, j’étais perdu, j’avais le regard égaré dans le terrain vague au-delà de la cour de récréation, là où se trouve la bibliothèque Saint-Denys-Garneau aujourd’hui. La poupée dans mon oeil s’était trouvée aspirée, happée par un autre oeil, beaucoup, beaucoup plus gros celui-là, et très étrange, et mystérieux, une espèce de trou, pourrais-je dire, comme un grand cercle d’ombre et de néant et d’inconnu. Cet oeil unique qui m’hypnotisait à me perdre, je le rêvais, bien sûr; en réalité, ce n’était rien, sinon l’embouchure d’un de ces tuyaux de béton qui servent à la canalisation des réseaux d’égout. On l’avait oublié là, je ne l’oublierai pas.

Puis la sonnerie annonça la récréation. Longue, prévisible, rassurante, égale, elle sonnait comme à son habitude. D’habitude, après la sonnerie la maîtresse ("Bonjour madame Lafontaine aux jambes longues et aux blancs souliers"), de sa voix calme et contrôlée nous lance à tous sa phrase routinière: "On se revoit dans quinze minutes." D’habitude, nous, en élèves on se lève, sans faire de bruit et sans nous énerver et on se range en deux colonnes égales et droites et on sort dans le corridor, puis on s’arrête. Puis on voit les portes des autres classes s’ouvrir et les nez d’autres élèves, ils sont bien sages, bien peignés, d’autres élèves qui attendent que l’on passe pour sortir à leur tour, et on avance dans le corridor et ça sent le M. Net rassurant et on avance sereins dans la pureté des murs, blancs comme des pages vierges, la perfection que je vous dis; on avance, rassurés par l’éclat du linoléum, ça brille comme la grammaire de madame Lafontaine cette affaire-là, et puis comme d’habitude en rang – comme on est sages, comme on est peignés, et nos talons qui font des clac-clac-clac martiaux et réguliers -, eh bien on sort, dans la cour de récréation, comme de bien entendu.

Jusqu’à ce jour, j’aimais ça, moi, les habitudes. Elles rendaient le cours du monde prévisible, moi qui avais les surprises en horreur. Il faut vous dire que la première surprise que je me rappelle, elle n’avait pas été heureuse, c’est le moins qu’on puisse dire. C’était la fois où mon papa il nous a fait le coup de partir, à ma maman et à moi. J’avais trois ans. Ce matin-là, comme d’habitude il était bien coiffé, mon papa, ses cheveux en brosse sous son képi kaki, il était toujours bien habillé, mon papa, dans son veston kaki, dans son pantalon kaki, bien repassés, bien droits, dans ses bottes vernies, brillantes. Ses bottes. Je les vois encore, immobiles, silencieuses, comme hésitantes, l’air de réfléchir, en face du foyer éteint, puis je les vois s’approcher, lentement, en craquant un peu, le talon en premier sur le plancher de merisier, et ça fait toc, et ça fait toc, et résonne et je n’aime pas cela. J’étais à plat ventre à jouer avec des cubes avec des lettres avec des nombres en haut-relief peints sur leurs faces, puis je vois les bottes brillantes qui s’approchent, s’approchent, et qui font toc et toc, gauche, droite, gauche, droite, gauche et puis la botte droite, je m’en souviens très bien, la botte droite qui s’avance, très près, tout près, je ne vois qu’elle, tout près de ma tête, je ne vois qu’elle, je vous dis. Puis, lentement, elle se lève, à quelques centimètres de mon crâne. La semelle, elle, n’est pas aussi propre, pas aussi brillante. Elle est brune, elle est éraflée, elle est tachée, la semelle. "Mais que fait-elle donc, la botte, elle, elle va m’écraser, elle va m’écrabouiller!" Vous savez ce que c’est, un enfant, ça s’imagine tout plein de choses. J’étais entre les jambes de mon papa, puis mon papa il a plié les genoux, il s’est penché, il m’a pris dans ses bras, il m’a élevé à la hauteur de son visage, bien rasé, bien propre, il a regardé de ses yeux clairs la poupée dans mon oeil comme le sien; je me rappelle, j’ai essayé de prendre son képi avec mes petites mains grassouillettes, puis papa il a ouvert la bouche, il sentait la menthe fraîche, comme toujours, et ça se mêlait à une sorte de parfum, d’eau de Cologne dont il aspergeait ses joues. Il a ouvert la bouche, toute blanche de dents égales, et, dans un souffle à frissons, il m’a dit: "Adieu, mon fils." Puis il m’a déposé parmi les lettres et les nombres, puis dans un pivot militaire ses chaussures m’ont tourné le dos, puis ses talons se sont éloignés, et avec eux son pantalon, et avec lui le veston, et avec lui le képi sur la tête aux cheveux bien coupés. J’ai vu une porte s’ouvrir. J’ai vu cette porte se fermer; je n’ai rien dit; je n’ai pas pleuré, je n’ai pas crié, je n’ai pas lancé mes jouets contre les pierres du foyer. Je voulais faire toutes ces choses, pleurer, crier, briser mes jouets, mais j’ai froncé les sourcils, mais j’ai fait la moue et me suis répété: "Tu ne le peux pas, tu ne le peux pas, tu ne le peux pas." Alors je me suis tu: "Tu peux être fier de moi, tu es un grand garçon", que je me disais.

Depuis cette journée, j’ai comme l’impression que mon âme est un genre de pot de confiture vide, que j’aurais rempli de guêpes. Ça tente de voler dans le petit pot de vitre, pis ça se met à paniquer, pis ça se cogne la tête, pis ça se froisse les ailes, pis ça devient tout étourdi, pis ça devient fou. Une fois, je me rappelle, c’était Noël, il devait bien être trois heures du matin, le réveillon était fini, la visite était partie, ma maman elle avait un drôle d’air, faut dire qu’on avait vidé pas mal de bouteilles, ce soir-là, "on" m’excluant, c’est bien entendu, on m’exclut toujours, mon père inclus. C’était Noël, ma maman, elle avait sa robe pas mal déboutonnée, on voyait son soutien-gorge, moi j’avais un peu mal au coeur parce que j’avais trop mangé, évidemment, à Noël, puis je me suis approché d’elle, de ma maman à moi, puis, avant d’aller au lit, je l’ai serrée fort fort, puis je lui ai dit: je t’aime, moi, ma maman à moi. Puis elle m’a regardé, puis elle s’est mise à pleurer. C’est là que j’ai appris qu’il ne faut jamais dire "je t’aime", ça fait des piqûres qui font pleurer les gens, même sa petite maman. Il y en a qui disent "je t’ai"; il y en a d’autres qui disent "je t’aime". Moi, j’ai appris à dire "je me tais". Et quand je suis sur le point de dire quelque chose, je fronce les sourcils, je fais la moue et je me répète: "Tu ne le peux pas, tu ne le peux pas, tu ne le peux pas", et l’envie de dire se passe.

Maintenant vous comprendrez à quel point je fus désemparé lorsque, ce matin-là, madame Lafontaine, au lieu de nous lancer à tous sa phrase habituelle: "On se revoit dans quinze minutes", a regardé la poupée qui venait tout juste de revenir dans son oeil, et qu’elle a ajouté à mon intention: "Au retour de la récréation, Mathieu va nous montrer s’il a bien compris la conjugaison des verbes du premier groupe; au retour, Mathieu, tu vas venir au tableau nous conjuguer le verbe aimer."

Mon visage s’est empourpré, j’en suis certain, je n’ai pas attendu que les élèves se lèvent, j’ai bondi de ma chaise, je l’ai renversée avec fracas, puis j’ai senti que je perdais le contrôle, puis j’ai foncé vers la porte, puis j’ai ouvert la porte, puis j’ai claqué la porte, puis j’ai hésité, puis j’ai passé la main dans mes cheveux, puis je me suis mis à courir dans le corridor qui empestait le désodorisant, mis à courir sur le plancher visqueux de propreté, puis j’ai ouvert une grosse porte, puis je suis sorti de l’école, puis j’ai continué de courir, droit devant moi, puis j’ai traversé la cour de récréation, puis j’ai foncé au-delà, en direction du terrain vague, puis j’ai escaladé la clôture lui faisant obstacle, puis j’ai sauté de l’autre côté, puis j’ai eu mal au genou droit, puis j’ai vu l’oeil géant qui fixait la poupée dans mon oeil, puis me suis dirigé vers le trou béant, puis me suis accroupi, puis j’ai regardé à l’intérieur du tunnel, puis j’ai entendu un bourdonnement léger, calme, apaisant comme une respiration, puis j’ai appuyé mes mains contre les rebords du tuyau, puis je les ai avancées, puis ma tête a suivi, puis je me suis avancé, puis je suis devenu comme étourdi, puis j’ai senti ma respiration, haletante, je l’ai entendue rebondir en écho sur la paroi parabolique du tunnel, je l’ai sentie s’amplifier, puis se confondre avec le bourdonnement de ce que je pensais être mon âme, puis j’ai regardé l’oeil blanc à l’autre bout du tunnel, qui faisait contraste avec l’oeil noir dans lequel je venais de pénétrer, et j’ai vu au centre de cette sclérotique, j’ai vu une nuée de points minuscules former un cercle, et puis tourner, nombreux, et ils tournaient au coeur du tunnel, et je n’ai pas eu peur, je les ai vues par centaines par milliers les guêpes jolies danser devant moi, puis s’approcher de moi, puis me recouvrir, et elles chantaient à mes oreilles des mélodies inconnues, je les ai senties caresser mon visage, et mon cou, et mes mains, et j’ai ouvert la bouche, et j’en ai avalé, des dizaines et des dizaines de guêpes, qui vibraient dans ma bouche et qui m’étourdissaient; et j’ai senti ma tête tourner, et alors j’ai vu des signes bizarres peints sur les parois de mon nid, des signes qui ressemblaient à des mots que je n’avais jamais vus, des mots d’ailes et des mots narques, des bons mots et des mots vais, de vieux mots et des mots dernes et des mots biles et des mots destes; j’ai vu des mots carrés et des mots ronds, des mots bleus et des mots verts et des mots rouges, j’étais fasciné par ce langage mais je n’ai pas eu peur, je n’ai pas eu peur.

Je ne sais combien de temps je suis demeuré inconscient. Mais je n’oublierai jamais les deux souliers blancs à l’embouchure du tuyau, qui me sourient tendrement, et la voix qui doucement me dit: "Allez, Mathieu, nous sommes prêts, nous t’attendons." Alors j’ai défroncé les sourcils, alors j’ai souri, et puis je suis sorti du tu-ne-le-peux pas.