Nouvelles gagnantes – 2e prix : Orifices
Mardi matin. Je suis allée pisser. J’ai entendu la tévé des voisins. J’ai allumé le poste. Attentat au World Trade Center.
Texte: Evelyne Lavoie
Mardi matin. Je suis allée pisser. J’ai entendu la tévé des voisins. J’ai allumé le poste. Attentat au World Trade Center. Ah bon. Un autre film de série B. À en hurler. J’ai mis trop de sucre dans le café. J’ai pris une douche. J’ai appelé mon boss pour lui annoncer que j’irais pas travailler. Nausées. Peine d’amour. Fin du monde. Trois petits points. Monsieur mon patron a pris sa voix "hé que chu donc fin", en disant que c’était la dernière fois parce que des employées qui travaillent mieux que moi, y en a des tonnes. J’ai pensé aux employés plus très fonctionnels sous les tonnes d’acier de New York. Je l’ai remercié, j’ai raccroché, j’ai allumé une cigarette. Je suis sortie. Dehors, soleil bleu, les gens parlaient de la belle et horrible journée. J’ai rencontré Sophie dans le rayon des viandes. Elle a trouvé que j’avais l’air malade. Elle a voulu qu’on parle. J’ai dit De quoi? Du terrorisme? Elle a pogné les nerfs. Elle voulait qu’on parle des mathématiques relationnelles découlant du triangle amoureux. J’y ai dit que j’avais la nausée rien que de la voir. Elle m’a demandé de lui signaler quand j’irais mieux. J’y ai dit Va chier. Elle m’a promis d’appeler bientôt. Elle a souri. À la tévé, ils appellent ça des menaces de représailles. J’ai acheté de la bière, des cigarettes, du steak haché, de la tarte au sucre pis du gin. En rentrant, j’ai tiré les rideaux, j’ai allumé la tévé, j’ai ouvert une bière. En ouvrant, j’ai allumé les rideaux, j’ai tiré la tévé, j’ai rentré une bière. Tout ça s’est fait tout seul, surtout grâce au gin. Quand j’ai été tannée de me soûler, j’ai fait du pâté chinois et je l’ai mangé devant CNN. Je ne sais pas si j’ai vomi à cause de la tarte ou à cause du discours du président. J’ai pleuré longtemps, avec des hoquets. J’ai nettoyé le plancher. J’ai fumé un joint sur la terrasse. Entre les fils électriques et la nuit, le ciel saignait. Mercredi après-midi. J’ai rêvé que je me noyais. Il pleut. Mal de bloc sur le divan. J’ai pris des Tylenol et un gros café. Ah! Le café, moteur de l’économie! Boisson salutaire du winner, pause bien méritée des cravates et des talons hauts travaillant pour la Confiance et la Sécurité! Sans café, aurais-je survécu à ma gueule de bois? Sans café, y aurait-il eu moins de monde dans les bureaux hier, prêts à tout, même à se faire exploser la tronche? Sans café, est-ce que Colomb aurait découvert l’Amérique ou est-ce qu’il ne serait pas resté sagement au pieu? Docteur, docteur, il y a une craque au plafond qui m’obsède. La voisine écoute Celine Dion sans accent aigu. Partout on pleure les disparus. C’est abominable. Suis-je normale? Mes abdominaux sont-ils comme il faut? Et Allah, qu’en pense-t-Il?
Je suis allée faire un tour au parc. Tout semblait normal. Ils ont coupé l’orme malade. La folle d’en face nourrissait les pigeons. Des enfants jouaient à la guerre. J’ai eu envie de pleurer. J’ai pénétré dans un resto libanais. Le commis avait l’oeil noir et luisant. Ses phrases chantaient. Je lui ai acheté plein de pâtisseries. Je me suis trompée dans mon change. Il m’a souri gentiment et j’ai manqué m’évanouir. Sur le chemin du retour, je suis passée par l’église du quartier. Sur une pancarte, on a écrit Démolition prochaine et aussi Construction de duplex. Ah bon. Je me demande ce que les habitants du cimetière en pensent. Le brouillard est tombé sur la ville. Un corbeau croasse dans la cour. J’ai allumé des bougies. J’ai fait du thé à la menthe. J’ai fumé un joint. J’ai placé les douceurs dans les assiettes. J’ai installé mes toutous sur les chaises. Nous jouons, comme quand j’étais petite. Je leur parle des gâteaux, fruits de la civilisation, de sa cruauté et de son raffinement. Comment on a tué pour les épices et le sucre, comment on se tue avec la pâte et la crème. J’avale les millefeuilles et je berce les toutous. Je fais des voix. Je les chicane. Je les oblige à finir leur assiette. Ils rechignent. Je les mets en punition dans le salon. Je suis seule. Je mange. Je bouche les trous de mon estomac, j’engorge mon foie, je sature mon coeur. J’enfourne des éclairs au chocolat en pensant aux pénis roses qui transpercent le ventre de la planète. Je grignote des baklavas en mémoire des putains voilées de Kaboul. J’avale des fourrés et je suis une salope, je vire maboule, chéri se faire fourrer par toi c’est si bon, tu es unique, en toi la crème et le sperme se confondent, et moi je me gonfle de miel et de lait pour me punir de t’adorer. Je ne suis plus qu’une outre de boue qui fermente doucement. J’ai fini le thé avec du gin et j’ai vomi dans l’évier. Des millions d’années plus tard, ma mère a appelé. J’ai eu envie de crier Ben oui c’est la fin du monde, ça fait assez longtemps que j’t’en parle, pourrais-tu s’il te plaît couper l’ostie de cordon ombilical? Mais une petite voix a dit Allô maman, bien, toi, oui, c’est vraiment affreux, oui, à la tévé, oui, non, j’ai la grippe, non, merci maman, hmmm, c’est bien, je sais pas, oui oui, j’t’embrasse aussi, oui, bientôt, c’est ça, dis bonjour à papa, bonne soirée maman. J’ai braillé comme un veau. Maman, si tu savais. J’étouffe à l’air libre. J’ai envie de me cacher au fond d’une grotte. J’ai le goût de me creuser un terrier loin, loin, loin. Je serai sale et repoussante. Le rats m’apporteront leurs miettes. Les araignées me tisseront des couvertes. Les taupes lécheront mon sexe. Les chauves-souris garderont la braise.
Je ferai de jolis dessins sur les parois, je te les montrerai à Noël et à Pâques, nous prendrons le thé parmi les stalactites, tu seras fière de moi et tu pourras me vanter à ton club de l’Âge d’or. Jeudi. J’ai rêvé à mon ancienne école. Je cherchais ma classe. Je portais l’étoile des Juifs sur la main. Je suis arrivée dans une grande salle pleine d’Arabes. Ils se sont mis à me huer. Ils avaient des couteaux. Au centre de la salle, des femmes préparaient en chantant un immense chaudron de sauce à spaghetti qui fumait. Ma mère était parmi elles. Elle avait l’air droguée. Un homme m’a attrapée par le bras, il a crié aux autres que j’avais profané le nom du prophète. Il a arraché mes vêtements et m’a mordu les seins. Les autres criaient Chienne! Qu’on la jette au feu! Je me débattais et je criais que je n’étais pas juive. Tu es apparu. Tu portais toi aussi un turban. Tu m’as dit calmement Ce ne sont pas des Arabes, ce sont des intégristes musulmans. Tout à coup nous étions sur un plateau de télévision et le journaliste m’a demandé ce que je pensais de la Palestine. Je ne savais pas quoi répondre. J’essayais de cacher ma nudité. Le public riait. Je me suis sauvée dans les coulisses. Tu me poursuivais en criant N’oublie pas de te laver les mains avant de tuer le bébé! Je savais que tu voulais me tuer aussi et quand je suis arrivée à la gare je suis montée dans le train qui partait pour Istanbul. Je me suis cachée dans un compartiment vide. Sophie est entrée tout de suite derrière moi. Elle m’a tendu une serviette sanitaire et elle s’est allumé une cigarette. Ma vision s’embrouillait. Sophie m’a dit Tu peux dormir. Bientôt c’est le tunnel, il va faire très noir. Quand je me suis réveillée, j’étais en train de me mordre la main au sang. Il y avait un message de toi sur le répondeur. Ta voix tremblait. Sophie t’avait dit de m’appeler pour mettre les choses au clair. Ma meilleure amie. La garce. J’ai bu un café très amer. J’ai fumé une cigarette. J’ai respiré. J’ai pris un bain. Je me suis rasé les aisselles, le pubis, les jambes, les cheveux. J’ai mis ma robe blanche, celle que tu trouvais kétaine. J’ai mis un foulard sur ma tête. Mon crâne était doux. Dehors, j’imaginais mon cerveau flotter sous le crachin. J’aimais ça. Je suis entrée à la pharmacie. J’ai acheté un test de grossesse et un canif. Quand je suis sortie, la bruine s’était transformée en averse. J’ai poussé la porte d’un café. Je me suis assise dans le fond, devant la vitre dégoulinante. J’ai demandé de la tarte aux pommes avec un allongé. La serveuse a apporté ma commande en souriant. Je la surnomme Marie-couche-toi-là. Elle brille ronde et son t-shirt bourgogne lui fait des seins extraordinaires.
J’aimerais vraiment qu’elle soit mon amie. Je voudrais qu’elle me prenne dans ses bras, je mettrais mon nez dans son décolleté, je me soûlerais à respirer son odeur de lait chaud sucré. Marie chantonne. Elle est belle parce que je la regarde. Nous sourions, nous sommes presque seules et nous sourions. C’est drôle, les gens diraient que Marie est grosse. Pas moi. Les gens diraient aussi que le café excite, que l’argent ne fait pas le bonheur, qu’y fait pas beau aujourd’hui, qu’ils veulent tomber en amour. Ce sont les mêmes qui surveillent ce qu’ils mangent, qui se dressent comme des chiens de course, qui prennent des pilules. Ce sont ceux qui cherchent vengeance, ce sont ceux qui cultivent leur jardin. Ces gens-là sont sûrs d’avoir raison d’avoir peur de disparaître. Alors, ils parlent, ils racontent, leurs opinions, leurs fantasmes, leurs fins de semaine, on entend et on lit leurs niaiseries partout, impossible d’y échapper, comme si leur vie en dépendait. Non, non, j’ai tort. Ces gens n’existent pas et la tarte était délicieuse, Marie-qui-que-tu-sois. Je n’ai plus d’amis, ni d’ennemis. Je suis sèche. La pluie a cessé. Je reviens chez moi. Je m’assois par terre et j’écris. J’écris pour me vider. J’écris Tu avais des langues de chien fou et tu te vidais en moi, toutes tristesses confondues. Je fume une cigarette. Je déchire l’enveloppe du test. Je lis les instructions. Je pisse dans un bol à salade. Je remplis le compte-gouttes. Je tremble. Il y a deux petites lignes. Je suis donc enceinte. Tu ne m’as pas remplie de vide, tu as mis une masse gélatineuse, un cancer, un monstre, un bébé, un petit garçon ou une petite fille dans mon ventre. Tu m’as fait un cadeau. Tu m’as perdue. Mais non mon chéri tu n’es responsable de rien, rendors-toi aux côtés de Sophie. Le condom a percé, nous étions jeunes et innocents, qu’en sais-je, maintenant je ne suis plus qu’une future mauvaise mère. Je vais chercher deux bouteilles de vin cheap au dépanneur. Une auto m’asperge. Je tousse. Je pense Le petit va prendre froid. Il va falloir lui mettre un bonnet à l’année longue. Il faudra le punir lorsqu’il sera charmant, le récompenser lorsqu’il sera odieux. Il faudra lui apprendre à aimer les camions de pompiers ou les poupées, il faudra lui faire avaler le sirop et les fins de mois, il faudra qu’il voie son père et la-gentille-Sophie-qui-m’a-donné-des-bonbons, il va falloir le faire garder par la grand-mère, je te l’avais bien dit, faudra aussi l’envoyer se faire tabasser à l’école, faut bien qu’il ingurgite le foutu protocole, parce qu’il a la chance d’être né, pauvre crotte de nez! Je refuse. Je grimpe les escaliers dix fois de file. Je cale une bouteille. Ça me donne envie de gerber.
J’ai nettoyé l’appartement de fond en comble. J’ai mis la radio, le téléphone, la tévé, les lampes aux vidanges. J’ai monté et redescendu les escaliers au moins dix fois. J’ai brûlé les livres, les lettres, les photos en écoutant nos disques que j’ai cassés ensuite, comme la vaisselle et les miroirs. J’ai jeté les restes de bouffe. J’ai éclusé la deuxième bouteille de vin. J’ai renvoyé. J’ai déchiré mes vêtements et je les ai jetés par la fenêtre. Ils se sont envolés au vent comme des fantômes. Je pleurniche continuellement. Je renverse les meubles. Je hurle. Je me pitche après les murs. Je m’écrase des mégots de cigarettes dans la face. Je me griffe le corps. Je saigne. Je sors sur la terrasse. Le vent fouette les branches de l’érable. Le ciel est moitié noir, moitié blanc. Les nuages courent. Le tonnerre gronde. Tout ce mélodrame me fait rire, et je ne reconnais plus mon rire. J’essaie de prier. Je ne sais pas où est La Mecque. Je ne sais pas où est le World Trade Center. Je ne sais pas prier. Je suis pitoyable. Je n’ai pas de pitié, rien qu’une honte froide qui me fouette avec la pluie. Je ferme la porte à clé. Il fait si confortable à l’intérieur. J’éteins le chauffage. Je me coule un bain. Je n’entends plus ni les voisins, ni les moteurs, ni les passants. Je n’entends plus les plaintes des blessés sous les décombres. Je ne vois plus le sourire enjôleur de Sophie. Je ne vois plus la grimace inquiète de ma mère. Je ne sens plus tes baisers, je ne sens plus tes muscles, je ne sens plus tes poils, je ne sens plus ton odeur dans la pièce, exit le sens, fini le sentiment. J’étais trop dure, que Sophie a dit. Comme une roche. Une roche volcanique. Je ne comprends toujours pas pourquoi tu as préféré son sourire carnassier. Je m’apitoie. C’est dégueulasse. Je ne veux plus remuer ce qui a été, ce qui aurait pu être. Je pense que j’ai une boule dans l’estomac mais que bientôt je deviendrai légère. Transparente. Je ne regretterai pas ce monde de viscères, d’entrailles, d’entailles, de pustules, de tentacules, de sueur, de salive, d’humeurs et de merde. Je prends un bout de papier. J’écris Aujourd’hui Je sais que je ne l’aimais pas Parce que je sais ce qu’est l’amour Mais à l’époque je l’aimais C’était un amour de jeune fille. Je me relis, je ne suis pas contente, je me trouve prétentieuse. Je pense que je vais peut-être faire de la peine à quelqu’un. Puis, je me rends compte que c’est ce que je veux. Alors, je laisse le papier sur la table. Le bain est brûlant. Je joue avec la lame du couteau de poche. C’est un modèle solide, fait pour durer toute une vie. Mais j’ai la gorge serrée, un chaton miauleur au ventre et mon coeur de pierre doit nous noyer au fond de l’étang muet.