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Nouvelles gagnantes – 3e prix : Long Way Down

Si j’avais su qu’il y aurait un accident, que le tunnel allait être complètement bouché, si j’avais eu la moindre petite idée que j’allais poireauter deux heures assise sur mon cul avec une infection urinaire entre les jambes, quatre alexandrins de Racine au fond du crâne et une aigreur amère dans le coeur, si j’avais deviné que l’ami d’enfance "qui se dit timide" de ma voisine allait s’avérer un abruti absolu, je jure que je n’aurais pas donné un lift à cet individu et, conséquemment, que je ne lui aurais pas arraché l’oreille  gauche.

Texte: Maïa Loinaz
Jamais je n’aurais pu préméditer la "van goghrisation" d’un homme. Faut pas croire, c’est pas mon genre, je suis pas comme ça, je suis même plutôt calme en général et reconnue pour mon humour passé date, mais ô combien attachant. J’ai bien quelques petites obsessions comme cette hantise de voir mon potentiel créatif se ratatiner tel un vieux pruneau à force d’être employé pour vendre des Saran Wrap amaigrissants et autres cochonneries du monde moderne. Il m’arrive aussi d’avoir la dignité d’un unicellulaire nain, mais ça ne veut pas dire qu’on peut me marcher dessus.

On est comme ça dans la famille. Tout d’un coup, on éclate. Mon oncle Gérard a totalement pété les plombs le matin où il a éclaboussé la cuvette en pissant. Il avait toujours répondu à ses besoins naturels de façon brève, respectueuse et efficace, mais en cette journée de printemps 1988, il avait débordé. Quelques minutes après qu’une petite goutte jaunâtre se fut cruellement écrasée sur la céramique off-white, il a quitté sa femme, pris la voiture conjugale et s’est enfui en Alaska pour se consacrer à l’ouverture d’un buffet chinois. Gérard est depuis ce temps méprisé par toute la famille, mais je n’ai jamais pu m’empêcher d’avoir une pensée pour lui en sortant mes egg rolls du congélateur. Eh bien moi, c’est pareil, il y avait une journée dans mon existence où il fallait pas me faire chier, c’était aujourd’hui, et j’ai pas pu endurer l’insignifiance personnifiée qui moulait ses fesses dans mon auto, était éclairée par de sales néons orange, portait la moustache et répondait au prénom de Richard. Richard n’a qu’une oreille droite maintenant et moi, je me sens beaucoup mieux.

Nous avons quitté la banlieue cossue de Varennes vers 8 heures et je me félicitais de dépanner un presque inconnu dans le besoin. Il connaissait ma voisine Mireille, que moi-même je connais vaguement. J’ai toujours eu une confiance aveugle en Mireille, nourrissant ainsi le mythe qu’une personne faisant artisanalement son végé-pâté ne peut être malhonnête. Richard est arrivé à l’heure chez moi avec sa petite mallette bourgogne. J’étais levée depuis cinq heures du matin et vidée par 60 minutes de purgation sur ma toilette. Richard ne pouvait pas percevoir que je venais de livrer un combat sans merci contre des vers raciniens. J’ai la diction massacrée par huit années de toniques déplacées dans des slogans débiles. Mon univers aseptisé est loin, très loin des déchirements tragiques et j’ai l’impression d’avoir acheté mon fatum en spécial chez Zellers. Malgré tout, cette audition pour le rôle d’Hermione est un cadeau béni que j’ai la ferme intention de garder pour moi. Je "rushe" Richard dans la voiture. J’appuie sur l’accélérateur. Le crâne de Richard s’écrase contre son appuie-tête inconfortable. Désolée, mais mon destin m’attend. J’aurais voulu voler.

À peine avions-nous fait quelques mètres que Richard me confiait son récent attachement pour sa brosse à dents électrique. Le pauvre cherchait à rendre le voyage plus agréable, j’imagine, à créer une complicité entre nous ("Moi aussi, j’ai la manie du gros porte-clés"). Je ne l’écoutais pas. J’étais profondément, totalement et entièrement prise par mon angoisse personnelle: celle d’être mauvaise, celle d’être tout bonnement fausse. J’aurais pourtant dû me méfier, oui, d’un homme qui emploie cette méthode postmoderne d’hygiène buccale. De toute façon, c’est pas normal, quelqu’un qui, aussitôt rentré dans votre banale voiture deux places rouillée, vous déballe aussi simplement un aspect de son intimité.

Bien sûr, la circulation n’était pas fluide. Il fallait fréquemment ralentir et attendre quelques secondes avant de pouvoir parcourir un autre deux pouces d’asphalte. Je supporte le trafic matinal tout comme j’endure les imbéciles heureux qui ont le cerveau reluisant à force de ne pas l’utiliser et les vieilles frustrées qui semblent penser que sourire fait engraisser. J’encaisse tout ça comme une fatalité parce que c’est la seule manière de continuer à respirer. Mais il ne faut tout de même pas omettre que dans l’histoire qui nous intéresse, je suis prisonnière de ma propre voiture avec un être génétiquement disposé à me faire exploser. Je laissais parler Richard, me concentrant sur mes jointures autour du volant. Quand je serre un peu, elles deviennent blanches. Beige, blanc, beige, blanc. Je pense que je suis cette fille qui va ordonner la mort de son amant. Je pense que je vais me suicider. Je marmonne des monosyllabes de douze pieds pour répondre à la tête de chameau à côté de moi.

C’est l’accident qui est venu tout gâcher. Sans lui, j’aurais été capable de me contrôler. Au beau milieu du tunnel Hippolyte-Lafontaine, alors que je me plaisais à imaginer les gros poissons, les gros déchets et les grosses allergies qui voguaient au-dessus de nous, le ralentissement s’est transformé en arrêt. Vingt minutes plus tard, nous n’avions pas bougé d’un centimètre. Dans le fond, tous les éléments se sont élevés contre moi dans cette affaire. J’étais immobilisée en dessous d’un fleuve avec un individu à moustache, alors que ma dernière chance d’épanouissement personnel foutait le camp dans un studio du centre-ville. Il était impossible de connaître la nature de l’accident, sa gravité, son impact et, surtout, dans combien de temps nous allions pouvoir repartir.

La sueur commençait à perler sur mes tempes. J’allais être en retard. J’en avais la cuisante certitude. On allait rayer mon nom de la liste d’un simple coup de crayon vif et précis. J’ai mal. J’ai le sexe comme un soleil et je bouillonne à l’intérieur. J’en veux à ceux qui ont provoqué ce bouchon monumental. J’espère qu’ils crèveront au bout de leur sang, l’aorte ouverte et offerte en pâture aux vautours. Une Hermione en retard, assoiffée, le visage rougi par l’impatience, la nervosité et l’angoisse, c’est pas crédible. Où suis-je? Qu’ai-je fait? Que dois-je faire encore? Quel transport me saisit? Quel chagrin me dévore? À partir de cet instant, j’ai vu blanc.

La temporalité a pris le bord dès les premières minutes de notre immobilité. Je ne savais plus combien de temps je venais de passer dans ce décor de science-fiction. Chaque seconde qui s’écoulait produisait un bruit sourd au fond de ma tête. Je serrais de toutes mes forces le volant comme pour retenir les minutes meurtrières qui s’abattaient sur moi.

– Ça sent le sandwich aux oeufs.

Qui a dit ça?! Je me retourne sèchement sur ma droite et je me rappelle que je ne suis pas seule. En effet, il règne dans la voiture une odeur étrange qui semble décupler dans la chaleur insupportable de ce matin de juillet. Je tourne la manivelle pour ouvrir ma fenêtre, mais elle me reste entre les doigts. Je fixe l’objet qui a l’air insolite dans le creux de ma main. Le plafond descend, s’écrase sur moi. Le tunnel tout entier rapetisse au point de devenir un minuscule trou à rats suffocant. Ici et là des klaxons gueulent, une sirène hurle au loin là-bas. Je m’enfonce dans les ténèbres. Vengez-moi de ma destinée "scrapée" entre deux blocs de béton.

– Madame, je sais trop à quels excès de rage

Peut amener un automobile carnage.

Encore lui! Mais de quoi j’me mêle?! Il m’énerve, celui-là. Richard m’agresse par sa mollesse. Je retrouve dans ses yeux la même bêtise, la même jalousie, la même insignifiance d’une vie trop fade que je vois dans les miens. Son caractère "patate bouillie" me lève le coeur. Je sens la présence de son corps à côté de moi. J’arrive à sentir la puanteur acide de ses aisselles. Il transpire ma propre vie gâchée. Richard est assis en chair et en os sur le siège du passager. Richard se reflète dans le pare-brise. Richard apparaît dans le rétroviseur. Richard se multiplie dans les autres véhicules arrêtés. Tous les conducteurs ont une tête de Richard. Le tunnel est envahi de Richard. Richard apparaît tel un fantôme dans les vapeurs de monoxyde de carbone. Richard vole dans le ciel affublé d’une toge et de gougounes spartiates.

Je n’avais plus qu’une idée fixe. Je voulais voir Richard devenir plus grand que nature. Je voulais vivre ma catharsis à travers cet être flasque. Je le voyais en Odipe, le sang giclant de ses orbites éventrées. Je voulais qu’il sorte de lui-même, que l’écume lui vienne à la bouche, que la chair de poule lui hérisse la peau. Je voulais le voir manger la viande crue de ses organes blessés. Je voulais qu’il se donne en sacrifice pour toute notre médiocrité, notre paresse et nos régimes sans cholestérol. Je faisais de Richard un martyr légendaire. Grâce à moi, il accédait au panthéon des personnalités de notre siècle. Je me réservais le rôle du bourreau sans pitié, mais libérateur. Le plus grand rôle de ma vie.

De longs poils hirsutes tirebouchonnent dans le trou noir de son oreille. Son lobe est baveux comme une motte de beurre. Richard n’a aucune idée du destin que je lui réserve. Moi-même à ce moment-là, je ne savais pas que j’allais arracher d’un coup de dent une partie de son anatomie. La circulation semblait vouloir reprendre du service et mon compagnon en était soulagé. Il me jetait des regards méfiants. Il avait senti que je n’étais plus tout à fait moi, que ma respiration était saccadée, que j’avais rejoint les dieux bien au-delà de cette vulgaire autoroute.

-Et c’est assez pour moi, Traître, qu’elle ait produit un monstre tel que toi.

Avant qu’elle n’ait pu répondre un mot, je me jette sur mon innocente victime. Je tiens fermement ses épaules. J’ai la force de dix éléphants. J’appuie mes incisives sur son lobe mou. Richard est paralysé par la surprise et la peur. J’ai le temps d’apercevoir ses yeux exorbités, sa bouche ouverte en un long cri. Je referme mes lèvres et serre mes mâchoires sur la peau pendante et vieillie. D’un coup de tête, j’arrache cette petite masse inoffensive. Richard hurle. Non! Pas Richard! Mais Oreste lui-même devenant fou à lier! D’une droite bien placée, il m’éjecte sur le tableau de bord. Richard ouvre sa portière et tombe sur la chaussée, le cou et l’épaule ruisselants de rouge. La plupart des gens ne remarquent pas l’homme mutilé, ils sont bien trop occupés à jouir de la renaissance de la circulation. Ils ont déjà le pied sur la pédale.

Un peu sonnée, je reprends ma place derrière le volant. Foutre le camp d’ici. Remonter à la surface. La voiture devant moi se met en branle. Avant d’appuyer sur l’accélérateur, je touche ma lèvre endolorie et constate que ma bouche est vide. J’ai avalé le lobe. Le lobe d’Oreste nage dans mon estomac.