Comme une panthère noire : Gilles Archambault
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Comme une panthère noire : Gilles Archambault

On dit que les écrivains écrivent finalement toujours le même livre. Chez certains, c’est plus évident que chez d’autres. Gilles Archambault est de ces auteurs qui semblent creuser inlassablement le même sillon, ou à peu près.

Une image vaut mille mots, tout le monde le sait. C’est d’ailleurs grâce à la force de ses dessins que le bédéiste argentin Mordillo s’est fait connaître dans les années 70. La bande dessinée emprunte autant à la littérature qu’aux arts graphiques et au septième art, avec l’importance accordée au cadrage et au découpage, des techniques véritablement cinématographiques. La BD est aussi la descendante d’anciennes formes picturales, comme le montre Scott McCloud dans Understanding Comics (1993), tels la tapisserie de Bayeux, les codex mexicains et les peintures égyptiennes, dans lesquels les dessins qu’on pouvait "lire" de gauche à droite racontaient des événements selon un ordre chronologique.

On peut concevoir une bande dessinée sans texte mais pas sans illustrations. Et si certaines BD se distinguent par la qualité "littéraire" de leur narration et de leurs dialogues, rien de mieux pour comprendre et apprécier le neuvième art que de le voir affranchi du texte, qui l’associe trop à la littérature traditionnelle.

Richesse narrative du muet
Dans Désir, oeuvre muette de l’Autrichien Nicolas Mahler, le protagoniste tente par tous les moyens de conquérir quatre femmes différentes, dans un bar, dans la rue, au kiosque à journaux et dans son immeuble. Avec un trait fin, dépouillé, le dessinateur réalise des personnages tout en courbes et en rondeurs. Les planches sont toutes composées de neuf cases de mêmes dimensions et, dans chacune des quatre histoires, l’arrière-plan ne bouge pas, le cadrage est le même. Les mouvements du corps, minimes, en sont d’autant plus perceptibles, nous forçant à observer les détails du dessin.

On retrouve la même technique, rappelant le cinéma d’animation, dans plusieurs histoires formant Albert et les autres du Québécois Guy Delisle. Cette bande dessinée intelligente dépeint la condition masculine contemporaine en présentant 26 types d’hommes, du voyeur au masochiste, en passant par le timide et le somnambule. Comme chez Mahler, l’absence de texte force le dessinateur à faire parler les corps et les visages, qui évoluent plus rapidement chez Delisle. Avec des planches et des cases de même format, encore une fois, on a l’impression de voir se dérouler un ruban de pellicule, obligeant l’oeil à saisir le mouvement.

Toutes langues unies
Les oeuvres de Delisle et de Mahler s’inscrivent dans une tendance esthétique à laquelle correspondent des exigences de marché. Avec ses lectorats locaux modestes, la bande dessinée d’auteur s’internationalise, se mondialise, tant dans ses courants que dans ses réseaux de diffusion. L’avantage du muet est alors évident. L’an dernier, l’éditeur français L’Association publiait Comix 2000, gigantesque anthologie réunissant 312 récits réalisés par des créateurs de 29 pays. Entièrement muet, coiffé d’une préface en 10 langues, l’album Comix 2000 a pu être distribué simultanément à travers le monde sans passer par les contraintes, les coûts et les retards qu’auraient causés de nombreuses traductions. Martin Brault, des éditions québécoises de la Pastèque, qui viennent de faire paraître une troisième livraison de leur revue Spoutnik (contenant une majorité de bandes sans texte) et Désir de Nicolas Mahler, avoue qu’"il nous est plus facile en tant qu’éditeur de diffuser ces oeuvres. Désir peut être vendu partout sur la planète!"

Martin Brault admire le potentiel narratif du muet. "La bulle n’est pas un élément indispensable à la définition de la bande dessinée comme langage. Désir, par exemple, est d’une efficacité remarquable. Malgré un graphisme minimaliste et un dépouillement presque total, il est porteur de nombreux messages, avec un récit sur l’amour d’une lucidité incroyable, très noir, très pessimiste. Le muet permet d’accroître le sens du message et on peut y retrouver plusieurs niveaux de lecture. Entre ce que l’auteur désire raconter et ce que le lecteur s’imagine, on peut trouver des kilomètres de différences!"

Parmi les contributions muettes retrouvées dans Spoutnik, différentes quant au trait et au style, des ressemblances surgissent toutefois: des situations contemporaines et urbaines sur le plan thématique, mais aussi, sur le plan narratif, l’art de la chute dans lequel excellent Matt Broersma, Leif Tande, François Ayroles, Ulf K. et Brian Biggs. Les récits peignant la condition humaine, la quête y suit un mouvement souvent circulaire, avec une sorte de retour à la case départ qui, là encore, porte à réfléchir.

Dites-le avec des timbres
Également auteur, Martin Brault a fait paraître cet été Visite guidée, dans lequel on suivait une discussion entre deux personnages immobiles devant un tableau au musée, pendant que le guide commentait l’oeuvre d’art. Son deuxième livre, La Soirée du hockey, tout juste paru, raconte les péripéties d’un commentateur sportif enthousiaste qui apprend les risques du métier, tandis que "Chez le concessionnaire", qu’on retrouve dans Spoutnik, nous montre un personnage écoutant le babil d’un vendeur d’autos. Dans ces situations, plus bavardes les unes que les autres, le texte des bulles sortant de la bouche des personnages est remplacé par… des timbres-poste, lesquels sont de différents formats et de différents pays.

Avec ces timbres, qui ont réellement existé et qui représentent successivement une automobile, Grace Kelly, Martin Luther King, Eisenhower, voire un gendarme de la police montée, on laisse au lecteur le soin d’interpréter le message à sa guise. Si le journaliste voit dans Visite guidée l’indifférence d’un des personnages face à la culture canadienne et son admiration sans bornes pour les États-Unis, l’auteur ne traduira pas en mots ce qu’il a voulu dire. "L’idée des timbres, explique Brault, c’est de multiplier les avenues narratives. De jouer avec le lecteur. Le forcer à se questionner, à mettre en doute sa lecture. Je trouve cela particulièrement stimulant lors de la rédaction de l’histoire. Le timbre est une contrainte narrative au moment de la création. Le texte ne m’offrirait pas cette possibilité."

Spoutnik (volume 3), éditions de la Pastèque, 2001, 100 p.

Désir, de Nicolas Mahler, éditions de la Pastèque, 2001, 48 p.

Visite guidée et La Soirée du hockey, de Martin Brault, éditions de la Pastèque, 2001

Albert et les autres, de Guy Delisle, L’Association, collection "Éperluette", 2001, 84 p.